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gardes nationaux, épuisés de fatigue, accablés de chaleur et ruisselans, ne pouvaient maintenir l’ordre ; on les poussait, on les étouffait pour approcher et contempler de plus près la face de l’image adorée. Cela ne me donnait point envie de rire, je le jure ; j’avais plutôt à me défendre contre un sentiment d’invincible terreur qui m’envahissait peu à peu ; je me débattais en plein cauchemar ; il y avait quelque chose de si formidablement réel dans cette explosion d’idolâtrie que j’en étais épouvanté ; seule et au milieu des folles furieuses de la Salpêtrière, je me serais cru plus en sûreté et peut-être plus près de créatures raisonnables qu’en ce moment. Dans cette immonde comédie qui dupait ces malheureux jusqu’à l’extase, qui donc était fou, eux ou moi ? Jamais le spectacle de la dégradation de l’âme humaine ne m’a si profondément affecté ; j’eus une sotte envie de tomber à coups de canne à travers cette foule hurlante et de briser l’idole sur l’autel, comme au temps où les jeunes chrétiens renversaient dans les temples les statues des dieux !

Un chanoine, vieillard courbé, couvert de vêtemens splendides, enleva un voile qui cachait l’ostensoir contenant la précieuse relique. Cet ostensoir qui est en argent, garni de deux galces qui facilitent la vue de l’ampoule qu’il renferme ; un prolongement arrondi permet de le placer sur un piédestal d’argent. Je demande pardon pour ma triviale, mais très juste comparaison, cet ostensoir ressemble à une lanterne de cabriolet. Le chanoine le tient par la douille et par le sommet, qui est enrubanné de rouge ; il el baise dévotement, le regarde avec soin, l’élève entre ses mains et s’écrie : Il sangue è dura ! Puis, le montrant d’aussi près que l’on veut aux assistans, mais n’y laissant jamais toucher, il l’agite de haut en bas en y tenant les yeux attachés, afin de déterminer l’instant précis où le sang coagulé commence à se liquéfier. Derrière lui, un prêtre éclaire la relique à l’aide d’un cierge, de façon à ce qu’on puisse la voir aussi par transparence. Pendant ce temps, on chante des hymnes, on récite certaines prières spéciales, dont le tumulte qui régnait dans la chapelle m’empêche de saisir un seul mot. Des femmes du peuple qui sont dites « parentes de saint Janvier, » c’est-à-dire qui prétendent descendre de la vieille mendiante à qui le saint apparut après son martyre pour indiquer l’endroit où son corps avait été déposé, sont rangées aux places d’honneur, près de la balustrade. Elles interpellent familièrement le saint, sans plus se gêner que pour se gourmander entre elles : les unes lui parlent en suppliant, les autres lui adressent des injonctions violentes qui contrastent singulièrement avec tant d’adoration. Je les ai entendues ! « Ah ! saint Janvier chéri, disaient les premières, ne nous fais point