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le front de maint honnête philistin ; je vois plus d’une mère alarmée l’éloigner pudiquement des yeux de sa fille… O mes juges rigides, je vous dédie cette préface ; si je l’écris, c’est uniquement pour dissiper vos scrupules, non par des argumens, — car, dans ces délicates questions de la vie pratique et morale, nul argument, je pense, n’aurait d’autorité pour vous, — mais par des exemples, plaidoirie plus facile à comprendre et plus sûrement persuasive. » Et l’auteur cite les hardies voyageuses qui, sans renoncer aux qualités de leur sexe, ont parcouru à cheval de périlleuses contrées. « Avez-vous lu les Briefe aus Süden ? La personne charmante qui a écrit ces lettres est assurément un type de grâce féminine, et comme elle est fière pourtant d’avoir traversé l’Asie-Mineure à cheval ! Avez-vous lu A ride through France and Italy ? L’auteur n’est pas un officier de cavalerie, c’est une fille d’Albion, une délicate lady aux blonds cheveux. J’ai cherché, mais en vain, d’un bout de son livre à l’autre, la moindre trace d’embarras ou de regret au sujet des inconvenances de ce voyage. Et lady Sale ! et lady Erroll ! et mistress Ford ! et mistress Duberly ! et tant d’autres Anglaises intrépides qui ont supporté tous les inconvéniens de la vie à cheval et de la vie militaire, sans que les privilèges de la femme en reçussent chez elles la plus légère atteinte ! » Elpis Melena continue son plaidoyer sur ce ton, et, rassurée elle-même par tous les exemples qu’elle vient d’invoquer, elle inscrit bravement à la première page de son livre cette pittoresque épigraphe, qu’elle emprunte à la poésie populaire des Arabes : Djennet el ard âla dohor el kreïl, — ala monlalat el ketoube (le paradis de la terre est sur le dos des chevaux et dans le cœur des livres).

Courir le monde à cheval et se plonger dans les livres, visiter tour à tour cette terre que le soleil illumine et les sublimes domaines de l’esprit, vivre à la fois par l’action et par la pensée, quelle existence complète, et comme le poète arabe, en ces deux vers, en exprime bien la joie virile ! C’est l’existence que rêve Elpis Melena, car si elle ne craint pas de rester cent et un jours sur son cheval pour mieux voir les pays qu’elle aime, c’est aussi une savante, et l’on s’aperçoit bien qu’elle ne quitte le paradis du mouvement que pour le paradis de l’étude. Elle a passé plus de cent et un jours, nous l’affirmons, à étudier les littératures de tous les peuples. Elle sait le grec et le latin, elle cite l’arabe sans sourciller, elle connaît presque toutes les langues modernes. Mais quel est son pays ? La spirituelle voyageuse a mis une coquetterie singulière à piquer sur ce point notre curiosité. On peut lire les deux tiers de son ouvrage sans deviner à quelle contrée de l’Europe elle appartient. En voyant son intrépidité, ses bizarreries et son enthousiasme