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Melena recevrait en échange quelque chose de plus complet. Elpis Melena s’empresse de renvoyer le manuscrit, trop heureuse de pouvoir en espérer la suite et la fin ; mais quel désappointement au bout de quelques semaines ! Si le général lui avait redemandé ses notes, elle ne tarda pas à le savoir, c’était pour les livrer à un romancier français bien connu. Croyait-elle donc que le général avait fait un pacte avec elle, et que les mémoires du héros étaient devenus sa chose ? Pensait-elle au moins qu’avant la publication de son livre en allemand, personne ne devait toucher à ce sujet, même dans une autre langue ? Telles étaient apparemment ses prétentions, car elle qualifie avec une vivacité extrême le procédé de son célèbre ami. À l’entendre, c’est un acte déloyal (eine Untreue), un acte qu’elle ne veut pas juger, qu’elle ne peut pas expliquer (welche ich weder richten noch erklœren kann) : elle le juge pourtant et l’explique avec toute l’amertume d’une colère féminine. Sans doute, — c’est elle qui parle, — on peut pardonner un excès de gloriole à un homme qui va se mettre en campagne pour affranchir la Sicile et qui s’est donné pour mission de fonder l’unité de l’Italie ; mais enfin il est bien évident que Garibaldi a eu la faiblesse, le mauvais goût de préférer les flagorneries ampoulées du plus habile des romanciers français (die bombastische Lobhudelei des geschicktesten französischen Romanschreibers) à la simple et fidèle narration d’Elpis Melena. Bien que nous n’ayons pas à nous mêler de ces querelles, nous ne devons pas non plus, entre toutes les singularités de ce livre, omettre la scène étrange qui en marque brusquement la fin. La vérité nous oblige d’ajouter qu’Elpis Melena veut bien adresser au général des offres de réconciliation. « J’espère encore, dit-elle avec une certaine solennité, que Garibaldi me fournira ôot ou tard les moyens d’ajouter un troisième volume à ces Mémoires. »

Le vœu d’Elpis Melena ne s’est pas encore réalisé : en attendant, les détails qu’on vient de lire sont assez complets ; si quelque chose peut nuire à l’intérêt de ces récits, c’est une certaine frivolité, un dilettantisme superficiel, unis aux ardeurs de l’admiration et de l’enthousiasme. Avez-vous remarqué avec quelle légèreté insouciante cette femme, si sensible pourtant à tout ce qui est généreux, se résigne sans peine à ne voir et à ne peindre qu’un seul côté des choses ? C’est bien là un trait de notre temps. Un héros paraît ; on le suit, on l’acclame, on l’adore, et telle est l’ivresse de cette exaltation qu’on ne s’inquiète pas des intérêts si complexes engagés dans de prodigieuses aventures. L’entreprise dont il s’agit touche aux questions les plus graves ; d’immenses changemens dans l’ordre religieux et moral peuvent être amenés par ce soldat aventureux. Qu’importe ? l’énergie, le dévouement, le patriotisme inébranlable de l’homme