Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/66

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des caissons et des pièces d’artillerie dont les mulets dételés paissaient dans une prairie. Nulle bataille ne s’annonçait encore pour ce jour. Spangaro et moi, après être convenus avec les officiers du quartier d’un signal en cas d’alarme, nous partîmes pour aller visiter les batteries du Monte-Tifata. Une rêche végétation de lentisques rabougris et d’herbes desséchées par le soleil tapisse la montagne, dont l’ascension est difficile ; un étroit sentier y serpente où les pierres roulent sous les pieds ; quelques longues racines appartenant à des figuiers biscornus rampent à travers les rochers comme de grosses couleuvres. Tant bien que mal et fort essoufflés, nous arrivons au sommet, crête découpée en roches grises que rongent les lichens lépreux et où glissent les lézards. La vue est immense : au-dessous de nous coule le Vulturne encaissé, jaune, laid, sinistre ; sur la rive droite s’élève une maison blanche où nos boulets ont fait des taches noires ; sur la rive gauche s’arrondit une redoute armée de trois pièces. Nos hommes l’occupent et tirent sans relâche sur la pauvre petite maison, dont le plâtre s’envole par larges écailles à chaque projectile qui vient la frapper. Dans l’ouest, la plaine s’étend à perte de vue au-delà de Capoue ; dans l’est, elle s’arrête à une ligne de coteaux sur les revers desquels brille en blanc la petite ville de Cajazzo ; dans le nord, en face de nous, les champs cultivés partent des bords mêmes du Vulturne et vont rejoindre une assez haute colline qui doit être la première ondulation de ce groupe de montagnes où sont Monte-Grande, Monte-Scopella, Monte-Gaprario. Entre le Vulturne et la colline, une bosse de terrain porte un bâtiment carré qui, si les indications minutieuses de ma carte sont exactes, doit être une faisanderie royale. Là, les Napolitains avaient établi une batterie de six pièces destinée à faire taire les quatre canons qu’à grand renfort de bras nos hommes étaient parvenus à hisser sur le sommet de Tifata.

Nous avions d’excellentes longues-vues marines que nous parvînmes à placer commodément dans Une crevasse de rocher. Derrière la faisanderie se tenait un poste de cavalerie dont parfois nous apercevions un homme ; deux compagnies d’infanterie étaient massées dans une sorte de ravin que des arbres couvraient ; les six pièces de canon, abritées sous des gourbis de paille, accroupies sur leur affût, tournaient leur gueule noire de notre côté. Deux ou trois de nos boulets portèrent dans la maison, un d’eux entra par une fenêtre et éclata avec un bruit terrible dont l’écho vibra longtemps, répercuté par les montagnes. Nous vîmes des gens qui s’enfuyaient et des chevaux qui couraient en liberté. Pendant plus d’une heure, la batterie napolitaine fit silence : notre redoute du Vulturne canonnait toujours à outrance la petite maison blanche qui lui faisait face