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à ses troupes, et s’élança vers Monte-Tifata, qu’il allait gravir pour embrasser d’un coup d’œil les opérations de l’ennemi. Au moment où nous pénétrions dans un petit chemin creux qui conduit à la scafa de la Formicola, la canonnade éclata sur notre droite, et les boulets, gémissant plaintivement, se brisèrent avec fracas dans les champs qu’ils bouleversaient. Le grand poste de notre extrême droite (je parle et ne puis parler que par rapport à Sant’Angelo) était défendu par une batterie de quatre canons et par trois cents Siciliens. Un des premiers boulets lancés par l’ennemi tomba au milieu d’eux, éclata et en tua sept ; le reste prit la fuite : à ce moment, nous arrivions. Nous les vîmes, courant et retournant la tête avec effroi, escalader le talus de la route, se sauver en désordre, malgré nos cris et nos imprécations, franchir la première colline qui porte Sant’Angelo, franchir la seconde, où sont des cavernes qui servent d’étables aux paysans, et enfin plus tard apparaître au sommet de Monte-Tifata, où nul danger ne pouvait plus les atteindre, mais où ils étaient facilement spectateurs de la lutte. « Ce n’est pas un combat, me dit Spangaro, c’est une bataille ! » Son vieil instinct de soldat ne l’avait point trompé, c’était la bataille du Vulturne qui s’engageait. Une moitié de brigade faisant partie de la division Medici, et presque exclusivement composée de Toscans, se jeta dans le chemin creux pour aller remplacer les Siciliens ; on reprit les canons abandonnés et l’on tint bon. L’endroit était mauvais ; il y pleuvait du fer. Le colonel Longo venait d’être emporté ; une balle lui avait traversé la gorge. Le premier spectacle qui me frappa dans ce petit chemin, où les branches cassées et un continuel sifflement annonçaient avec quel ensemble il était attaqué, et de quelle importance en était la possession, fut le cadavre d’un des nôtres. Il était couché sur le dos, au milieu de la route, les bras en croix, la bouche tordue dans un rictus effroyable, la tête échancrée par un boulet qui pêle-mêle avait jeté le sang avec la cervelle sur ce visage tuméfié, où pendait un œil horrible arraché de son orbite. Nos soldats, qui arrivaient en toute hâte, passèrent près de ce malheureux sans même détourner la tête. Il est un fait curieux et d’une tristesse profonde, c’est l’insensibilité absolue qui vous envahit dans ces momens-là. Après le combat, on s’émeut sur les blessés, on s’ingénie en mille manières pour leur porter secours, on pleure les morts ; pendant la bataille, on voit sans sourciller tomber près de soi les plus jeunes et les plus forts ; les instans sont précieux, on n’a pas le temps de s’attendrir. Et puis involontairement ne se dit-on pas : « Avant que j’aie pu donner un regret à ce compagnon, ne serai-je peut-être pas réuni à lui pour toujours ? »