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jolie personne qui possède une belle voix de soprano, des airs de ballet d’un opéra inédit, les Filles d’azur, ont complété l’exhibition des travaux de M. Léon Kreutzer, qui a pris position parmi les compositeurs dont on peut espérer quelque avenir. Qu’il soit le bienvenu ! Et si M. Léon Kreutzer a le bon esprit de n’accepter les complimens extravagans que lui ont déjà adressés ses amis que pour ce qu’ils valent, nul doute que le vrai talent et la fantaisie aimable et peu commune qu’il vient de révéler ne soient des qualités de bon augure.

De ce nombre considérable de concerts qui se donnent chaque année à Paris, de cette foule d’artistes et de virtuoses plus ou moins célèbres qui viennent, bon gré, mal gré, se recommander à l’attention d’un public qui passe pour frivole, et dont on recherche pourtant les suffrages, que faut-il conclure ? Qu’on a beau médire de la France, comme vient de le faire l’auteur justement puni du Tannhäuser ; rien ne vaut pour les œuvres de l’esprit l’approbation d’un peuple qui a pour ainsi dire créé le goût, parce que le goût n’est pas autre chose que la raison éclairée, vivifiée par une longue sociabilité. Ce pays, à qui la centralisation coûte si cher du côté de l’originalité et des libertés locales, ce grand corps de nation formé lentement et instinctivement par la royauté, qui n’a pas su toujours ce qu’elle faisait, semble avoir été institué par la Providence ou la force des choses pour exercer dans le monde une grande fonction d’équité, pour être l’arbitre du juste et du vrai. Il est certain qu’aucun gouvernement n’a pu froisser longtemps et impunément l’instinct de justice sociale qui est propre à la France, ni subordonner chez elle la puissance morale des arts de la paix à l’héroïsme militaire, où aucun peuple ne l’égale. Le pape Grégoire IX écrivait à Blanche de Castille, mère de saint Louis, que le royaume de France était comme la sainte Trinité, qu’il avait la force, la science et l’amour, qu’il était puissant par ses armes, sage par les lumières de son clergé, juste et doux par la clémence qui distingue ses princes. Je ne sais ce que pense aujourd’hui de la France et de son gouvernement le successeur de Grégoire IX ; mais on peut affirmer que le rôle de la nation n’a pas changé, et qu’elle exerce toujours en Europe et dans le monde sa mission de paix et de justice. Par la puissance irrésistible de ses armes, par les grandes lumières répandues maintenant dans toutes les classes de la société, par la modération naturellement imposée aux chefs qui la gouvernent, la France sera toujours l’arbitre invoqué par les nationalités jalouses qui divisent le monde. Si elle disparaissait tout à coup par un cataclysme ou par une coalition générale, devenue impossible, la France emporterait dans sa chute la plus belle partie de la civilisation moderne, le goût, la mesure, la notion d’équité dans les questions politiques et celle de l’ordre dans les arts d’imagination, enfin une langue admirable, qui est devenue la langue universelle des affaires et de la science, parce qu’on ne peut la parler ni bien l’écrire sans être clair, logique et accessible à tous.


P. SCUDO.