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mois de janvier, le vice-roi se trouva chargé du commandement en chef des débris qui, échappés de la Russie, durent se replier à travers la Prusse et la Pologne sur l’Oder, puis sur l’Elbe, enfin sur le Mein. La position était terrible. Avec une poignée d’hommes désorganisés, épuisés, découragés, que les renforts successivement envoyés de France purent à peine porter, au bout de quatre mois, à la force de cinquante mille combattans, sans cavalerie, sans matériel, abandonné ou mal secondé par des généraux qui, sans en excepter les plus héroïques, avaient presque tous perdu la tête, poursuivi par un ennemi supérieur en nombre et victorieux, en butte au mauvais vouloir des populations allemandes, dont les ressentimens longtemps comprimés éclataient à l’aspect de nos désastres, menacé et bientôt attaqué par les Prussiens, ne pouvant plus compter sur l’appui de l’Autriche, prévoyant sa prochaine défection et obligé de calculer tous ses mouvemens d’après cette prévision, le prince Eugène fit preuve, dans ces circonstances presque désespérées, d’un calme, d’une présence d’esprit, d’une égalité de courage, d’un dévouement à ses devoirs, qui sont peut-être son plus beau titre à l’estime et, je le dirai cette fois, à l’admiration publique. Il y eut, pendant ces quatre mois, peu de faits d’armes proprement dits ; on n’était guère en état de combattre. Tout ce qu’on pouvait se proposer, c’était de ne céder le terrain que le plus lentement possible, d’occuper l’une après l’autre toutes les lignes de défense dans lesquelles, sans courir le risque d’être tourné, on était en mesure de retarder la marche de l’ennemi ou de contenir les populations hostiles, et de ménager ainsi à l’empereur le temps nécessaire pour créer une autre armée et venir reprendre l’offensive. Il fallait cependant recomposer les régimens et les corps à peu près dissous en y incorporant les nouvelles recrues, et en leur donnant une organisation appropriée aux conjonctures dans lesquelles on se trouvait.

Ce qui rendait cette tâche plus difficile et plus pénible encore, c’étaient les illusions que Napoléon continuait à se faire sur la situation et qui le portaient sans cesse à envoyer au vice-roi des ordres inexécutables, à blâmer des mesures dont il n’aurait pu contester la nécessité, s’il eût voulu se rendre compte de cette situation. On eût dit que, de retour à Paris, il avait oublié l’état dans lequel il avait laissé l’armée, et qui d’ailleurs s’était fort aggravé depuis son départ. Cherchait-il à se dissimuler à lui-même une vérité trop pénible et qui humiliait son orgueil, ou bien, par une méthode qui lui était devenue familière depuis qu’il avait quitté les voies de la politique pratique et sensée pour se jeter dans le monde des chimères, espérait-il exalter le courage et doubler les forces de ses lieutenans en les trompant par des exagérations mensongères ? Ce qui est certain, c’est que sa correspondance avec le prince Eugène pendant