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qu’il contenait alors sur la ligne du Mincio, et très probablement aussi par l’armée napolitaine, notre retraite ne pouvant manquer de mettre fin aux hésitations de Murat. « Je suis convaincu, disait-il, que le mouvement de retraite… aurait été très funeste à nos armes… Mais si l’intention de votre majesté était que je dusse le plus promptement possible rentrer en France avec ce que j’aurais pu conserver de son armée, que n’a-t-elle daigné me l’ordonner ?… Ses moindres désirs seront toujours des lois suprêmes pour moi ; mais votre majesté m’a appris que, dans le métier des armes, il n’est pas permis de deviner les intentions, et qu’on doit se borner à exécuter les ordres… Il est impossible que de pareils doutes soient nés dans le cœur de votre majesté. Un dévouement aussi parfait que le mien doit avoir excité la jalousie ; puisse-t-elle ne point parvenir à altérer les bontés de votre majesté pour moi ! »

En écrivant à la vice-reine, Eugène donne un plus libre cours à son mécontentement. « Toutes ces contrariétés, lui disait-il, ne m’empêcheront pas de faire mon devoir ; mais on éprouve bien du mal au cœur de voir qu’on est si mal récompensé… Patience, il viendra un temps où nous n’aurons à rendre compte qu’à notre conscience. » La vice-reine ressentit plus vivement encore que son mari l’injustice dont il était l’objet. Elle en écrivit à la reine Hortense dans les termes d’une extrême irritation. « Je suis dégoûtée de tout ceci, disait-elle ; je perds la santé, le repos, le bonheur, et peut-il y avoir pour moi un plus grand tourment que de voir Eugène malheureux, lui que j’aime plus que la vie ?… Si je succombe à tant de chagrins, ne vous en étonnez pas. » En ce moment, la vice-reine touchait au terme d’une grossesse. Une lettre qu’elle écrivit le même jour au vice-roi est d’une exaltation singulière. En voici quelques passages : « Je suis indignée, mon cher Eugène, et je ne m’étonne plus qu’on abandonne l’empereur. Peut-on être plus ingrat que ne l’est cet homme ? Toi qui sacrifies tout pour lui, qui as fait des merveilles, recevoir des reproches pour récompense !… C’est clair, la famille, de l’empereur et peut-être l’empereur lui-même est jaloux de toi… On ne te pardonnera jamais la réputation et l’estime dont tu jouis… Notre sort ne sera jamais fixé tant qu’il dépendra de l’empereur. Cette certitude ne doit pourtant pas nous empêcher de suivre le chemin de la vertu et de l’honneur… L’empereur m’a enfoncé un poignard dans le cœur… Si je pouvais aller avec toi en Amérique, je le ferais volontiers… Si cela continue, ma santé n’y résistera pas. » Ce qui me frappe surtout dans cette lettre, c’est que déjà la vice-reine, malgré sa générosité naturelle, éprouvait à son insu l’influence que les vicissitudes de la fortune exercent presque infailliblement sur l’esprit des faibles humains. Un an auparavant, à quelque degré qu’elle eût pu avoir à se plaindre de