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Le duc de Leuchtenberg s’en rendait compte très certainement, alors même qu’il s’efforçait avec tant de persévérance d’entretenir ou plutôt de ranimer une bienveillance qui était sa seule ressource.

Je ne connais rien de plus mélancolique que l’existence de ce prince, dont toute la jeunesse s’était passée dans les travaux de la guerre et du gouvernement, et qui, au moment même où ses facultés avaient atteint leur plein développement, arrêté tout à coup au milieu de la plus brillante carrière, réduit à une entière inaction, sans espérance d’en sortir jamais, n’avait plus, ne pouvait plus avoir d’autre préoccupation que de s’annuler pour échapper aux soupçons, et de chercher à obtenir, comme une sauvegarde contre ses ennemis, quelques témoignages du bon vouloir d’un souverain qui, de son côté, ne croyait pouvoir les lui accorder qu’avec réserve. Une pareille situation devait affecter bien cruellement l’ancien vice-roi d’Italie ; mais nous manquons de renseignemens sur ce qui se passait dans son âme, sur les occupations, les distractions qui remplirent les derniers temps de son existence.

Elle ne devait pas se prolonger beaucoup. Au commencement de l’année 1823, une première attaque d’apoplexie avait mis sa vie en péril. Une seconde l’emporta le 21 février 1824, lorsqu’il n’avait pas encore accompli sa quarante-troisième année. La duchesse de Leuchtenberg était destinée à lui survivre très longtemps. Il avait eu, avant de mourir, la consolation de marier l’aînée de ses filles au fils du roi de Suède, de ce Bernadotte qui, seul, était parvenu, au milieu de la restauration de toutes les anciennes dynasties, à se maintenir sur le trône où l’avait appelé le vœu de la nation suédoise. Eugène ne pouvait prévoir que, quelques années après, à la suite de révolutions nouvelles, l’aîné de ses fils épouserait la reine de Portugal, et le second la fille de l’empereur Nicolas.

Dans l’étude que je viens de consacrer aux Mémoires et à la Correspondance du prince Eugène, je crois lui avoir rendu une pleine justice. Je le répète, ce n’était pas un homme de génie, un grand homme ; mais, par son caractère droit et loyal, sa modération, son bon sens, ses talens, il occupe certainement un rang distingué et à quelques égards une place à part entre les personnages qui ont joué un rôle considérable au commencement de ce siècle. Certains lecteurs me trouveront peut-être bien sévère pour l’empereur Napoléon. Ce n’est pas que j’aie cherché l’occasion de le rabaisser. Je ne suis nullement enclin à amoindrir ces grandes gloires qui forment la partie la plus éclatante du domaine intellectuel de l’humanité ; mais il est une vérité que les nombreux documens publiés depuis quelques années sur la période napoléonienne mettent de plus en plus en lumière. Si l’on trouve dans ces documens de nouveaux motifs, d’admirer les facultés prodigieuses et l’activité sans limites comme sans exemple dont