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décors, une effusion d’idées, incohérentes, des parodies bouffonnes et toute sorte d’excentricités, aient séduit pour un temps le public de Londres. Une autre pièce de fantaisie ayant, selon moi, plus de rapports avec l’art est ce que les Anglais appellent l’extravaganza. Un jeune auteur dramatique de talent, M. William Brough, s’est frayé un sentier à lui dans cette savane des chimères. Le titre seul d’une de ses extravaganzas donnera une idée du genre : Endymion, ou le mauvais garçon qui a crié pour avoir la lune. Comme j’en suis à chercher les particularités du théâtre d’outre-mer ; je ne dois pas oublier les représentations où l’intérêt s’attache surtout à des acteurs de la race canine. À Drury-Lane Theatre, du temps même de Sheridan, dans une pièce de Reynolds intitulée la Caravane, un chien de Terre-Neuve appelé Carlo plongeait d’une hauteur considérable dans une pièce d’eau naturelle qui avait été disposée sur la scène tout exprès pour la circonstance ; il était censé sauver un enfant qui se noyait. à la fin de la première représentation, Sheridan entra dans le green room (foyer des acteurs), et tout le monde crut qu’il venait féliciter l’auteur de la pièce. « Où est-il ? s’écria Sheridan. — Il vient de sortir, répondit le souffleur. — Qui ? — L’auteur. — Bah ! je parle du chien, auteur, acteur et sauveur de Drury-Lane. » Aujourd’hui, il est vrai, l’intervention de la race canine dans le mélodrame ou la farce se trouve plus ou moins limitée aux petits théâtres de Londres. Ces chiens modèles protègent le faible et l’opprimé, veillent autour du cadavre de leur maître, et défendent sur la scène, avec une ardeur toute nationale, le drapeau de la vieille Angleterre. Je les désignerais volontiers au prix Monthyon, si jamais il s’en fondait un chez nos voisins. L’acteur aux chiens, player with dogs, constitue dans sa profession une spécialité curieuse. Lui seul, comme on le pense bien, peut obtenir sur la scène le concours de ces auxiliaires dramatiques dont les instincts se trouvent, pour ainsi dire, suspendus au mouvement de ses yeux. Il mène le plus souvent une vie errante, car on devine que ces sortes de pièces font de courtes apparitions dans les théâtres, et les chiens artistes ressemblent sous ce rapport aux étoiles du nouveau système, starring system, que nous avons vu pratiqué.par les grands acteurs et les grandes actrices. Dans ses voyages semés d’aventures et quelquefois de déceptions amères, il va de ville en ville avec sa troupe. Une des calamités trop fréquentes qui l’affligent le plus est la mort d’un de ses partners, car l’éducation de ces élèves dramatiques exige des soins et des peines considérables. « Plutôt que d’avoir perdu Fido, s’écriait l’un d’eux avec un accent de tristesse, j’aimerais mieux avoir perdu toute ma garde-robe et avoir oublié tous mes rôles. » C’était beaucoup dire, car ses rôles et sa garde-robe étaient tout ce qu’il possédait sur la terre.