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choses de la vie. Les membres du corps dramatique sont payés à la semaine et touchent en général un bien maigre salaire ; heureux encore quand ils le reçoivent ! Un grand nombre des managers de province commencent la saison presque sans aucun capital ; ils se lancent donc dans une entreprise difficile à leurs risques et périls, mais aussi, ce qui est plus grave, aux risques et périls de la troupe. Après un ou deux mois, le front du directeur se rembrunit, et un samedi soir il annonce aux acteurs, assemblés dans le green room, qu’il ne peut plus payer à chacun d’eux que la moitié des honoraires convenus. Cette nouvelle est reçue avec un morne silence et en présage une plus mauvaise encore. Les recettes baissent de jour en jour ; les acteurs ne sont bientôt plus payés du tout, et le théâtre ferme avant la fin de la saison. Je suppose néanmoins que le débutant a eu le bonheur de contracter son engagement avec un manager sûr et habile : dans ce dernier cas, il lui faut se livrer à un effrayant travail de mémoire pour apprendre des rôles qui changent presque tous les soirs et voyager la nuit en omnibus d’une ville à l’autre, car il est rare que le même directeur n’exploite point à la fois plusieurs théâtres dans un rayon donné. Un des tourmens de cette troupe déjà si éprouvée est le plus souvent un vieil acteur aigri par de longs insuccès dramatiques, et que ses confrères désignent volontiers sous le nom de bore (cheville). Comme il a vu ou prétend avoir vu jouer tous les grands maîtres de la scène anglaise, il décourage les efforts des débutans en leur opposant dans chaque rôle l’exemple de Kean, de Liston ou de Bannister[1]. Le novice dans l’art théâtral aurait d’ailleurs tort de se plaindre des tribulations qu’il rencontre dans les provinces, puisque les acteurs célèbres ont tous passé par là. La seule espérance qui les soutenait et qui le soutient lui-même est de paraître un jour sur un des théâtres de la capitale. Seulement tout le monde ne va point à Corinthe, depuis surtout que Covent-Garden et Drury-Lane, les deux théâtres qui employaient le plus de monde, ont renoncé au drame.

Ne devons-nous pas dire un mot des actrices ? Après la restauration,

  1. Des managers blanchis au service de la scène exercent même quelquefois dans les provinces une sorte de censure publique sur le talent de leurs artistes. J’assistais dans une petite ville à une représentation de la Dame de Lyons, quand le manager, impatienté des bévues de l’actrice qui remplissait le principal rôle, laissa échapper l’exclamation suivante : « Une grosse gourmande (j’adoucis l’expression anglaise) qui joue ce soir comme une pantoufle, parce qu’elle trouve que je ne l’ai point assez bourrée ce matin de beefsteak et de pommes de terre ! » Ce fut, comme on le pense bien, une tempête de rires et de sifflets dans toute la salle. Cependant le public finit par excuser l’inconvenance de cette sortie, parce que le directeur était un homme excentrique, mais juste, toujours prêt à louer ses sujets dramatiques quand ils faisaient bien et à les blâmer quand ils faisaient mal.