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eut lieu au cimetière de Woking. Au milieu de la grande nécropole de Londres, Anson fut tellement frappé de l’étendue et de la beauté des lieux, qu’il résolut d’obtenir pour ses confrères une place dans ce champ des morts. L’année suivante, il publia dans cette intention un almanach dramatique dont le succès fut considérable. Avec les profits de cette publication et l’assistance de la Sick Fund Association, il acheta un acre de terre qu’il fit planter avec beaucoup de goût, et auquel il donna le nom de Theatrical Allottment. L’inauguration eut lieu le 10 juin 1858, et Benjamin Webster présidait cette fête touchante, à laquelle assistaient plus de deux cents acteurs et actrices. La seconde personne enterrée dans le cimetière dramatique fut la femme de celui qui avait acheté le terrain, mistress Anson, qui mourut le 13 décembre 1857. L’acteur fit graver sur la tombe ce vers, tiré du Douaire fatal : « La bonté et elle habitent le même monument. »

La profession théâtrale tend, on le voit, à s’élever de jour en jour chez nos voisins ; je n’en voudrais pour témoignage que ces nobles institutions fondées par les acteurs eux-mêmes, et empreintes d’un profond caractère de dignité. Le public n’est point demeuré indifférent à des faits si remarquables. Toutes les classes de la société anglaise aiment le théâtre, toutes sont intéressées à ce que la vie des acteurs et des actrices s’honore par un sentiment moral, car c’est à la scène que tout le monde vient demander le soir quelques instans de récréation après ces heures de travail auxquelles n’échappe ici aucune existence privilégiée. Dans un pays où l’on ne sépare point le bien-être du progrès des mœurs, on a salué comme un bon présage de la renaissance du théâtre les efforts tentés par les divers artistes dramatiques pour améliorer leur condition sociale en s’appuyant sur la prévoyance, l’union et la charité. La conscience des devoirs envers le public forme déjà un des traits particuliers du comédien anglais. « Nous vivons pour plaire, » disait dernièrement l’un d’eux ; qu’ils y ajoutent dans le monde une conduite honorable, et l’on verra bientôt s’évanouir les derniers préjugés qui ne s’attachent déjà plus à la profession, mais à la vie des acteurs. Dans les idées des Anglais, cette réforme des habitudes devra même exercer une influence heureuse sur l’art. Vienne une œuvre dramatique digne de la nation qui a produit Shakspeare, et les acteurs anglais seront mieux préparés à interpréter sur la scène cet idéal du bien qu’ils auront poursuivi à travers les luttes et les difficultés d’une carrière orageuse.


ALPHONSE ESQUIROS.