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Cela peut expliquer le peu de saillie des objets et le caractère abstrait du coloris, délicat d’ailleurs dans sa faiblesse : cela ne suffit pas pour excuser certaines impossibilités de construction anatomique dans le groupe des captives, dans celui des cavaliers et ailleurs, certaines indécisions dans la valeur relative des chairs et des draperies, des corps privés de lumière et des corps dont le jour éclaire les tons vigoureux. Le système de peinture purement décorative une fois admis, on aurait mauvaise grâce sans doute à rechercher ici l’imitation exacte, la définition complète de chaque chose. Tout, dans le modelé comme dans la couleur des figures et des accessoires, ne doit être exprimé qu’à moitié, ne donner qu’un aperçu du vrai, sous peine de matérialiser le caractère idéal de l’œuvre et d’en fausser le sens. Encore faut-il que cette vérité détournée ne dégénère pas en négation ; encore faut-il que ces partis-pris de tempérance dans le faire n’aboutissent pas à un régime d’abstinence formelle.

Les reproches et les éloges que nous semble mériter la Guerre de M. de Chavannes, on peut les adresser aussi à son tableau de la Paix ou de la Concorde, bien qu’ici les imperfections de la manière soient moins sensibles et les principes de la composition moins imprévus. Je m’explique : il y a beaucoup de nouveauté encore dans l’agencement de cette scène, beaucoup d’invention et une certaine sérénité grandiose dans la tournure, dans le geste des personnages qui participent à ce repas champêtre ou, plus loin, à des jeux renouvelés de l’âge d’or ; mais l’ensemble des lignes manque un peu de plénitude. Quelque chose d’interrompu et de morcelé agite l’aspect de cette idylle héroïque, tandis que dans la Guerre la silhouette générale s’affirme et se continue sans dommage pour l’expression du sujet. En revanche, chaque partie du tableau, chaque figure est étudiée de plus près et plus précisément indiquée que ne l’est sur l’autre toile telle partie, même principale. On pourrait relever ici bien des incorrections encore, bien des témoignages de cette hardiesse cauteleuse dont nous parlions tout à l’heure, et qu’on aurait le droit d’accuser d’autant plus qu’en prétendant donner le change sur des défauts, elle court le risque de déguiser aussi de très belles et de très sérieuses qualités. À quoi bon insister toutefois ? Qu’il nous suffise de recommander M. de Chavannes à ses propres sévérités, de l’exhorter à la défiance par sympathie pour ses qualités mêmes, pour ses nobles aspirations, pour ses récens progrès. Il y a en lui l’étoffe d’un peintre d’histoire : qu’il laisse à d’autres les petites ambitions. En s’opiniâtrant davantage dans la lutte avec le beau, qu’il achève de donner la mesure de ses forces, de marquer sa place dans l’école contemporaine, et de résister aussi bien à ses tentations personnelles qu’aux dangereux exemples qui l’entourent.