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À ceux qui la contrariaient ou la consistaient dans ses plus chères espérances, elle n’imputait pas non plus de parti-pris tous les torts. Penser, sentir comme elle sur ces points capitaux était un titre à son affection, mais non à son admiration aveugle. Différer d’elle au contraire, quand ce dissentiment avait l’accent de la sincérité, était un moyen assuré d’exciter son intérêt et d’éveiller sa curiosité. Partout où elle rencontrait une opinion consciencieuse, elle voulait la comprendre, dans le sens étymologique du mot, c’est-à-dire l’embrasser, pour faire rentrer dans le cercle de ses propres convictions la part de vérité qui y était contenue. La foi, pour elle, était un centre immobile d’où son esprit s’élançait par un rayonnement chaque jour plus étendu, et ce mouvement opéré autour d’un pivot inébranlable lui a permis de parcourir sans s’égarer toutes les régions intellectuelles qui séparent son premier maître de son dernier correspondant, et les Soirées de Saint-Pétersbourg de la Démocratie en Amérique.

Mme Swetchine n’a donc été ni une reine du grand monde, ni l’Égérie d’une coterie politique, ni la déité mystique d’une secte. Il faut que les moralistes vulgaires, qui de tout temps ont trouvé dans le rôle social des femmes matière à des dissertations quintessenciées ou à de froides plaisanteries, se résignent à nous laisser expliquer, par des motifs auxquels ils n’ont jamais songé, un exemple placé en dehors de toutes les prévisions. Mme Swetchine a été une chrétienne accomplie, qui savait en même temps comprendre avec une exquise délicatesse les rapports de sa foi avec les mœurs et les sentimens de la société où elle vivait. Je dirais qu’elle a été la sainte de notre siècle, si nos habitudes de langage hyperbolique n’avaient fait du terme le plus élevé que l’église ait consacré un abus qui l’a rendu à la fois vulgaire et profane. C’est dans cette perfection de christianisme, unie aux meilleures qualités du temps présent, que se trouvaient, si j’en puis juger par mon expérience personnelle, le charme et le profit de ce commerce inappréciable. C’est par là qu’une simple femme, même avant d’avoir parlé, se trouvait avoir été au-devant des besoins les plus intimes de ceux qui, placés à portée de la voir, pouvaient seulement la regarder vivre.

« Si le trouble menait à la paix, écrivait M. de Tocqueville à Mme Swetchine en lui parlant de ses efforts pour atteindre à la vérité religieuse, depuis combien de temps n’aurais-je pas obtenu celle-ci ! » — M. de Tocqueville aurait pu parler pour beaucoup d’autres, presque pour toute notre génération. C’est cette génération tout entière, ce semble, qui au sujet de la religion a éprouvé assez de trouble pour avoir enfin droit à la paix. Que n’a-t-elle pas entendu dire et contredire, depuis trente années, sur l’importance, la nécessité, la décadence, la résurrection, les transformations possibles