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atténue sciemment la grandeur du mal pour se dissimuler à lui-même l’impuissance de son remède. La conclusion du de Senectute, c’est que quand un vieillard a, comme le vieux Caton, beaucoup d’esclaves, un bon bien de campagne, un appétit suffisant pour jouir d’une table bien servie, et des poumons en état de se faire entendre de temps en temps au sénat, il peut se résigner à ne plus goûter les plaisirs piquans ou voluptueux du jeune homme. Eh bien ! même avec des conditions de fortune et de tempérament aussi rares, la vieillesse, telle que Cicéron la dépeint, est encore la plus triste perspective du monde. Ce qui manque surtout au tableau du philosophe antique, c’est une parole qui réponde au désir le plus étrange, j’en conviens, mais le plus indestructible de l’âme humaine, celui de croître et de gagner toujours, même quand tout autour d’elle lui parle de décadence et de mort. Oui, cette ambition singulière, loin de s’éteindre, s’allume de plus en plus, à mesure que le cours du temps semble retirer à l’être humain une partie de lui-même. Lentement miné par les années, ce débris demande encore non-seulement à ne pas achever de périr, mais à se développer, à renaître et à grandir. Les consolateurs qui lui conseillent d’oublier ce qui l’abandonne et de vivre de régime sur un fonds réduit de facultés et de bonheur lui sont odieux, car jouir de son reste est précisément ce qu’il ne veut pas. Dans le cœur que la vie dépouille, le seul cri qui fasse écho est celui que poussait il y a dix-huit cents ans la voix de l’apôtre, plus rude, mais plus pénétrante que celle de l’orateur d’Arpinum : « Accablés, nous gémissons parce que nous ne voulons pas être dépouillés, mais vêtus par-dessus. » Ingemiscimus gravati quia nolumus expoliari, sed supervestiri.

Enfin elle arriva pour Mme Swetchine, cette heure de dépouillement universel et de couronnement suprême, et une phrase banale, souvent employée mal à propos, fut cette fois littéralement vraie : sa mort fut toute semblable à sa vie. Ce ne fut pas une mort douce : le mal qui avait pris possession de sa forte constitution depuis de longues années s’avançait par des crises pleines d’angoisses. Ce ne fut pas une mort stoïque, car dans l’effort inaperçu d’un courage surhumain elle n’eut ni une parole d’apparat, ni un trait d’ostentation ; mais j’oserais dire que ce ne fut pas non plus une mort chrétienne dans les conditions ordinaires, avec la solennité du passage et l’attente du jugement. Mme Swetchine s’était fait une telle habitude de vivre par-delà ce monde, qu’au moment d’en passer la frontière elle n’éprouvait aucun besoin de se recueillir d’une façon toute particulière, et de renouveler en elle, par la retraite et la solitude, les sentimens de crainte et d’amour qui réglaient déjà tous les battemens de son cœur. D’autre part, l’intérêt très vif qu’elle prenait aux choses de la terre était si dégagé du moindre retour personnel,