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de survivre à la condition de n’être plus nous-mêmes, de perdre la conscience de nos actes et la mémoire de nos sentimens, de ne plus songer à ceux que nous laissons derrière nous, et de ne plus reconnaître ceux qui nous ont devancés. On ne réduit plus notre âme en poussière, mais on l’évapore dans un nuage de métaphysique. Tous ceux dont ces rêveries ont troublé le cerveau, j’aurais voulu les faire assister aux derniers entretiens de Mme Swetchine. Ils auraient vu une âme d’élite, toute prête à être glorifiée, déjà sur le bord de l’infini, restant elle-même, tout entière, avec les moindres nuances de sa nature et les grâces les plus fugitives de son esprit. Elle appartenait plus d’à moitié à l’éternité qu’elle nous parlait encore avec les mêmes inflexions de voix, les mêmes tours de phrase, la même délicatesse de sentiment. Tout sentait en elle une vie déjà supérieure à la nôtre ; mais aucune extase, aucun transport mystique n’annonçait la transfiguration ou l’apothéose. C’était la vie dans sa gloire, faisant reculer l’ombre du néant ; mais c’était aussi la personnalité humaine dans toute son énergie, prête à s’élancer dans l’infini pour s’y dilater et non pour s’y perdre.

Hélas ! toutes ces questions de notre âme, de sa destinée, de sa nature, qui nous élèvent et nous remuent tout ensemble, qui touchent aux cimes les plus élevées de notre intelligence et au fond des abîmes de la conscience, c’était là le sujet qui revenait sans cesse dans ces conversations que nous n’entendrons plus. Il semble étrange à ceux qui en ont parlé si souvent avec Mme Swetchine de les traiter encore sans elle et à propos d’elle. C’est le vide d’un genre tout particulier que laisse dans le cœur de ses amis la fin d’une personne vraiment distinguée par l’esprit. Toute une source de sentimens et d’idées semble tarie du même coup. Que de choses qu’on aurait eu plaisir à communiquer, qu’on ne dit plus parce qu’on n’attend plus de réponse, et qu’à force de taire on finira peut-être par ne plus penser ! Que de flambeaux semés sur le chemin obscur de la vie, et qui s’éteignent l’un après l’autre, laissant retomber dans les ténèbres des régions entières de l’âme ! Que d’entretiens brisés qu’on ne renouera plus ! À la vérité, les affections fondées sur les convictions qui animaient Mme Swetchine sont celles qui exposent le moins à de pareils déchiremens, car, pour elles, ignorer, attendre, ajourner, leur est naturel, et ce qui est interrompu ne leur semble pas terminé. Restez donc ensevelies, ô nos chères pensées, dans cette tombe dont la nuit n’est pas sans lumière : dormez-y du sommeil léger qui attend l’aurore.


ALBERT DE BROGLIE.