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cage grillée, et se mit à étudier avec le plus vif intérêt ses formidables captifs. Il lui semblait mieux comprendre, en les regardant, le vieux mythe de l’origine du mal, et il admirait cette vaste et libérale tolérance de la nature abritant dans son sein maternel ces créatures dont l’homme porte en lui la haine comme innée : sentiment étrange, peut-être coupable. Comment se permet-il en effet, nous ne disons pas de craindre ou de détruire au besoin, mais de haïr ce que Dieu a créé, ce qu’il aime, ce qu’il laisse et fait vivre ? Bernard, se familiarisant assez vite avec ses ophidiens, ne sentait aucunement s’aggraver chez lui l’état nerveux dont nous avons parlé. Il observait, il analysait ces animaux si peu connus avec une sorte d’attrait. Calmes, attentifs, graves, sans colère, emblèmes de l’impitoyable destin, ils ont comme lui cette froide cruauté qui sait guetter l’occasion. Leurs lèvres, profondément entaillées, bien closes, se repliant sur elles-mêmes, gardent précieusement à la racine de leurs crochets titulaires le trésor de venin qu’ils ont accumulé depuis leur dernier meurtre. Jamais leurs yeux ne clignent, car l’ophidien n’a pas les paupières mobiles, et leur regard est fixe comme celui de ces deux gladiateurs choisis, pour cet étrange mérite, de préférence à vingt autres couples, par un des tyrans de la Rome impériale, ainsi que l’atteste Pline l’Ancien. Ces yeux ne lancent pas d’éclairs ; ils émettent une froide et rigide clarté. Leur teinte de paille ou d’or pâle, leur calme métallique, leur indifférence implacable les rendent horribles à contempler. À peine empruntent-ils quelque vie à cette fissure verticale de la pupille, derrière laquelle, comme l’archer derrière la meurtrière étroite, la mort semble être embusquée. Tels quels, Bernard avait pris pour ses serpens une sorte de goût. Il passait de longues heures en leur compagnie, et sa tête s’emplissait de mille et mille curiosités toutes nouvelles pour lui.

Ce fut dans ce temps-là que nous échangeâmes deux lettres dont j’imagine pouvoir donner ici quelques extraits abrégés.


BERNARD LANGDON AU DOCTEUR ***

« Vous m’avez promis, très cher professeur, de m’assister en toute investigation scientifique où je pourrais me trouver engagé. Me voici aux prises avec certains sujets d’une extrême délicatesse, et, ne sachant à quelles autres lumières je pourrais recourir, j’ai pensé qu’il ne serait point indiscret de vous adresser quelques questions. Vous y répondrez si vous voulez et comme vous pourrez. Les voici :

« A-t-on des preuves que l’être humain puisse être sujet à telle ou telle action, telle ou telle influence de poisons végétaux ou animaux qui, modifiant sa nature, lui donnent les attributs dételle ou telle espèce inférieure ? Ces attributs sont-ils héréditairement transmissibles ?