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sans hésiter. Son caractère a comme une saveur de sauvagerie qui la distingue de toutes les créatures que j’ai connues… Elle porte l’empreinte du génie… poétique ou dramatique, je ne sais trop lequel. L’autre jour, dans la salle d’étude, elle nous a lu des vers de Keats de manière à bouleverser son jeune auditoire. Moi-même je ne savais plus trop où j’en étais, — depuis quelque temps tout mon système nerveux est singulièrement ébranlé, — et miss Darley a été prise d’un tremblement subit qui l’a forcée de se retirer chez elle… De plus, j’ai pitié de cette jeune fille… Elle est tellement isolée. Ses camarades ou la redoutent ou la détestent ; elles font d’elle le sujet de mille récits malveillans ; elles lui donnent un nom que nulle créature humaine ne devrait se voir infliger. Elles prétendent qu’elle porte toujours un collier afin de cacher une marque qu’elle aurait au cou. Pas une d’elles qui n’affecte de n’oser la regarder dans les yeux… J’ai donc pitié d’elle, docteur, mais je ne l’aime pas… Et cependant je risquerais ma vie pour elle, mais ce serait de sang-froid, et parce qu’après tout je ne ferais ainsi que payer une dette…

— Bernard, reprit le docteur, vous êtes jeune, et je suis vieux. Je sais bien des choses dont vous ne vous doutez seulement pas. Il m’est interdit de vous les révéler toutes, mais non de vous mettre sur vos gardes. Sachez bien que vous êtes en péril. Fermez votre cœur, ouvrez les yeux. Si la pitié que vous ressentez pour cette enfant devenait jamais de l’amour, vous êtes perdu !… Perdu, entendez-vous bien ? Si, d’un autre côté, vous ne la ménagez pas avec le soin le plus scrupuleux, vous êtes perdu également. Ce n’est pas tout. Il y a sur vous d’autres yeux que ceux d’Elsie Venner…Portez-vous des armes ?

— Toujours, répondit le jeune professeur… Et les voici, ajouta-t-il en montrant deux poings formidables, dont en effet il savait faire l’usage le plus meurtrier.

Le docteur ne put retenir un sourire ; mais sa physionomie s’attrista bientôt. — Ceci pourrait bien ne pas suffire, reprit-il… Accompagnez-moi dans mon sanctum

Le sanctum du docteur était une petite pièce sombre, pareille au cabinet d’un alchimiste du moyen âge, où tout autre qu’un médecin ne fût pas entré sans frémir, tant il y avait là de mystérieux objets, cornues, bocaux, boîtes, squelettes, coffrets, jarres de toute forme, flacons de toute couleur, sans compter des instrumens de chirurgie d’un poli froid et sinistre. Parmi ce fouillis, on remarquait un grand cylindre de verre, rempli d’alcool, contenant un crotale énorme, aux rudes écailles, à la tête aplatie, zébré de raies ternes, dont l’une formait comme le collier du hideux reptile. Bernard, une