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et qu’il s’agît de détruire ? Non. Les chrétiens de Damas n’étaient que de purs raïas, comme on voudrait que le fussent les Maronites : cela les a-t-il sauvés ? Non. Lorsque, selon la vieille fable, le loup veut devenir le chef du troupeau, ce n’est pas pour l’épargner et le défendre, c’est pour le croquer plus à son aise.

Comment, avec les sentimens de justice et de générosité qu’il montre partout dans sa correspondance avec sir H. Bulwer et avec lord John Russell, lord Dufferin se laisse-t-il aller à une turcomanie si étrange, et d’autant plus étrange qu’il ne se fait pas d’illusions sur la politique turque, et qu’il ne se gêne pas pour la caractériser rudement ? Les Anglais, quand ils soutiennent la Turquie, ne le font point par turcomanie ; c’est plutôt anglomanie de leur part, si on pouvait jamais appeler de ce nom dans un Anglais l’excès du patriotisme anglais. L’Angleterre, en défendant les Turcs, a deux idées, l’une mauvaise, mais ardente ; l’autre bonne, mais peu praticable : la première, c’est de combattre en Orient les progrès de la prépondérance chrétienne, c’est-à-dire française, en maintenant la prépondérance musulmane ; la seconde, c’est de gouverner elle-même la Turquie pour la sauver.

Cette seconde idée est ce que j’appelle le système de lord Stratford Redcliffe, système excellent, fondé sur une pensée très juste, à savoir que l’empire ottoman ne peut être maintenu que s’il est conduit par des Européens, et fondé aussi sur cette pensée fort agréable à l’Angleterre, que de tous les Européens les Anglais sont les plus propres à conduire et à conserver la Turquie. La difficulté de ce système est qu’il n’est praticable qu’à l’aide d’hommes de beaucoup de talent et de beaucoup d’hommes de talent, cela à tous les degrés, à l’ambassade de Constantinople, dans tous les consulats et même dans les missions d’exploration. Ce qui dans le système de lord Stratford oblige l’Angleterre à avoir en Turquie un personnel si distingué et si nombreux, c’est qu’il y faut partout suppléer à l’incapacité et à la mauvaise volonté de l’administration turque. « J’ai vu des maisons où les maîtres, voulant garder d’anciens domestiques, mauvais, mais habituels, avaient pris le parti de les faire partout aider et suppléer par de nouveaux domestiques, plus actifs et plus intelligens ; mais les anciens trouvaient encore le secret d’entraver le service qui se faisait à leur place. Voilà l’histoire de l’Angleterre avec la Turquie.

Quant à la première idée, c’est-à-dire au maintien absolu de la prépondérance musulmane, ou plutôt à la destruction de la prépondérance chrétienne et de l’influence française en Syrie, les témoignages abondent dans le blue book, personne ne cache sa pensée à ce sujet. Avant tout, il faut maintenir la suprématie ottomane.