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non point par l’opération du Saint-Esprit, comme le pensent quelques bons catholiques de la force de l’abbé Lambillotte, mais par cet instinct de simplification qui est un besoin de l’esprit humain et qui se manifeste surtout dans la formation des langues, avec lesquelles les tonalités musicales ou séries mélodiques ont tant d’analogie. A peine les mélodies grégoriennes sont-elles recueillies et répandues dans le monde catholique par le chef de l’église romaine qu’elles s’altèrent, et qu’on en méconnaît le caractère esthétique ainsi que l’accent tonal. On ne s’entend plus ni sur le nombre des tons, ni sur l’étendue de chacune des échelles, ni sur la manière de rendre le sens de la parole liturgique. Personne n’ignore la discussion qui eut lieu à Rome devant Charlemagne entre les chantres du pape et ceux de l’empereur sur la manière d’interpréter le chant grégorien. La décision de Charlemagne fut un trait de bon sens en indiquant par une image que l’eau la plus pure devait être celle qui approchait le plus de la source; mais cette décision souveraine ne trancha pas la difficulté, et l’on peut affirmer sans exagération que le fond du débat a duré tout le moyen âge et qu’il subsiste encore de nos jours. Les docteurs, les conciles, les papes, n’ont cessé de protester contre l’altération incessante du chant grégorien, de poursuivre l’idéal d’un chant vraiment religieux qui n’a jamais existé autre part qu’à la chapelle Sixtine. C’est sur ce fond prétendu immuable du chant grégorien, dont on n’a jamais pu se procurer le type sacré, c’est sur ces huit échelles arbitrairement édifiées, qui ne communiquent à l’oreille que la sensation d’une tonalité vague, c’est sur ces mélodies solennelles, courtes, sans rhythme et sans accent, que la fantaisie humaine s’est donné libre carrière et qu’elle a créé un art tout nouveau. L’harmonie et le dégagement de la tonalité dite moderne sont le résultat de cette longue élaboration de l’esprit qui forme l’histoire de la musique pendant le moyen âge. Quelle est la signification philosophique de cette évolution de l’art musical que Monteverde acheva d’accomplir à la fin du XVIe siècle, en faisant surgir par un coup d’audace, et mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, la tonalité de la musique moderne? Il faut y voir un nouvel effort du besoin de précision et de simplification qui est inhérent à l’esprit humain, et qu’il manifeste dans tous ses actes. La tonalité qui nous est familière, avec la régularité et l’accent qui la caractérisent, est un plain-chant grégorien mobile et flottant; elle est ce que la langue précise et générale d’un peuple civilisé est aux dialectes primitifs qui ont servi à la former. Personne n’a créé la série mélodique d’où résulte le sentiment de la tonalité moderne; elle est dans la nature, et, comme l’a très judicieusement remarqué M. Félix Clément, elle se trouve comprise dans les modes du système musical des Grecs et dans les tons du chant grégorien. « Nous allons même plus loin, ajoute l’auteur du livre que nous examinons; plusieurs textes anciens et l’observation des pièces de chant appartenant à ces deux modes nous font croire que le sentiment si impérieux de la tonalité et l’exigence de la tonique finale ne sont nullement modernes; ils sont devenus exclusifs, voilà tout[1]. »

A la bonne heure donc ! et M. Félix Clément n’avait pas besoin de s’appe-

  1. Histoire générale de la Musique religieuse, p. 17.