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santir sur de vieux textes pour trouver une vérité si simple, d’où il ne tire pas les conclusions logiques qu’elle renferme. Oui, la série mélodique qui constitue les deux modes majeur et mineur de la musique moderne est aussi ancienne que la musique et que l’homme, qui en perçoit les élémens. Elle se dégage lentement de la multiplicité des tonalités primitives, des prétendues gammes des peuples orientaux, qui ne sont que des types mélodiques consacrés par les mœurs, des caprices de la sensibilité immobilisés dans la tradition par le respect des générations, par l’imperfection des signes et l’absence de méthode. Comprise parmi les modes de la musique grecque et dans les tons du chant grégorien, cette tonalité pénètre dans les mélodies populaires, et, pressée par les tâtonnemens de l’harmonie, elle surgit au XVIe siècle, et devient la langue universelle du sentiment et de la passion. Cette révolution, que l’église combat vainement, couronne la grande époque de la renaissance et met un terme au règne de la scolastique. Avec la prépondérance de la tonalité moderne concordent le développement de l’harmonie dissonante, la naissance de l’opéra et celle de la musique idéale. Le plain-chant s’altère de plus en plus et succombe dans cette lutte de l’esprit de liberté contre les formes hiératiques de l’église.

M. Félix Clément, qui raconte à sa manière la formation, les vicissitudes et la décadence du chant grégorien, confond perpétuellement dans son livre le vague, l’impuissance d’accent de la tonalité de l’église avec l’idéal de la musique religieuse. Selon ce beau système d’interprétation historique, les statues raides et informes qui sont entassées autour des cathédrales gothiques, les figures niaises et béates des tableaux monochromes de l’époque byzantine, seraient la reproduction la plus parfaite de la nature. Le Moïse de Michel-Ange, la Transfiguration, le Spasimo de Raphaël, l’Adoration des Mages du Corrège, un motet de Palestrina, de Léo ou de Mozart, une prière de Fénelon ou de Bossuet, seraient des manifestations moins complètes du sentiment religieux que le patois latin du moyen âge, que les images grossières de saints qu’on vend à la porte des églises, que le balbutiement des enfans qui n’ont pas conscience de la valeur des mots qu’ils profèrent! Il est curieux de voir jusqu’où peut aller cette théorie de l’art religieux des ultra-catholiques modernes, qui osent soutenir que le monde expliqué par la science d’un Kepler, d’un Newton et d’un Laplace est moins digne de la pensée divine qui l’a créé que le récit légendaire de la Genèse! D’après cette manière de voir, on pourrait dire sérieusement, avec un écrivain distingué, que « plus un art serait chrétien et moins il serait art ; plus il serait art et moins il serait chrétien[1]. »

M. Félix Clément professe pour le moyen âge une admiration sans bornes, qui tient moins de la critique historique que de la foi. Il y voit tout ce qu’il lui plaît de voir, et il écarte de ses considérations les faits les mieux connus qui pourraient attiédir son pieux enthousiasme. Il s’indigne contre cet esprit d’innovation qui travaille l’humanité depuis qu’elle est sur la terre, et il regrette cette grande période de l’église où la musique religieuse, croit-il, avait atteint ce degré de simplicité majestueuse, de calme et de

  1. M. Edmond Scherer, parlant de la peinture religieuse d’Ary Scheffer.