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esprit cette maladie de ses contemporains. « J’apprends chaque matin, en me réveillant, dit-il, qu’on vient de découvrir une certaine loi générale et éternelle dont je n’avais jamais ouï parler jusque-là. Il n’est pas de si médiocre écrivain auquel il suffise, pour son coup d’essai, de découvrir des vérités applicables à un grand royaume, et qui ne reste mécontent de lui-même, s’il n’a pu renfermer le genre humain dans le sujet de son discours. »

Le point de départ des études de M. de Tocqueville semble avoir été ce mot célèbre de M. de Serres : « La démocratie coule à pleins bords. » Il a cru que la révolution démocratique était inévitable, ou plutôt qu’elle était faite, et au lieu de raisonner a priori sur la justice ou l’injustice de ce grand fait, il a pensé qu’il valait mieux l’observer, et, laissant à d’autres le soin de l’exalter et de la flétrir, il s’est réservé de la connaître et de la comprendre. Ce fut cette impartialité d’observation qui étonna et séduisit à la fois dans le livre de la Démocratie en Amérique. On admirait sans comprendre. Tocqueville se plaignait agréablement à M. Mill de ce nouveau genre de succès. « Je ne rencontre, disait-il, que des gens qui veulent me ramener à des opinions que je professe, ou qui prétendent partager avec moi des opinions que je n’ai pas. »… « Je plais, a-t-il dit encore, à beaucoup de gens d’opinions opposées, non parce qu’ils m’entendent, mais parce qu’ils trouvent dans mon ouvrage, en ne le considérant que d’un seul côté, des argumens favorables à leur passion du moment. »

L’entreprise originale de M. de Tocqueville a donc été de considérer la démocratie comme un objet, non de démonstration, mais d’observation, et si l’on veut repasser dans son souvenir les noms des plus grands publicistes modernes, on verra qu’il n’y en a pas un qui ait eu cette idée et qui ait accompli ce dessein. La plupart sont des systématiques et des logiciens qui font, ou des constructions a priori ou des plaidoyers : ils défendent ou condamnent la démocratie d’après certains principes généraux ; mais pas un n’a étudié la démocratie comme un fait, et cela d’ailleurs par une raison très manifeste, c’est que ce fait n’existait pas encore, au moins sur une grande échelle. Quant à Montesquieu, le plus grand observateur politique des temps modernes, il n’a vraiment étudié de près que deux grandes formes politiques, la monarchie et le gouvernement mixte. Pour la démocratie, il ne l’a vue qu’en historien et dans l’antiquité. On n’a pas assez remarqué que sur les républiques anciennes ce sage politique a exactement les mêmes idées que Mably et que Rousseau : ce qu’il appelle la république n’est pour lui qu’un rêve des temps antiques ; il n’a eu aucun pressentiment de la démocratie moderne. C’est comme observateur pénétrant et attentif de cette démocratie que nous apparaît surtout M. de Tocqueville.