Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/112

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la disproportion d’une âme forte et d’une situation faible a quelque chose d’inconvenant ; on craint de jouer au héros, et, chacun se diminuant ainsi par faiblesse et par scrupule, il en résulte une diminution générale, qui, en se perpétuant et en s’aggravant de génération en génération, pourrait avoir de tristes effets. Ajoutez que l’absence de grandes fortunes constituées par la loi et l’extrême mobilité des biens sont cause que chacun est obligé d’employer toute son énergie à vivre et à se procurer un certain bien-être : or cette perpétuelle occupation n’est pas toujours très favorable à l’élévation des idées et à la noblesse du caractère. Enfin, dans la démocratie, c’est la majorité qui fait la loi et qui fait l’opinion. Malheureusement la majorité est toujours la médiocrité. Un niveau général de médiocrité s’impose ainsi aux choses de l’esprit. Le bien-être, l’utile et le frivole deviennent la règle du bien et du beau. Les sciences tournent péniblement à l’utilité ; les arts ne recherchent que le petit et le joli, quand ils ne poursuivent pas le grossier. Telles étaient les tendances démocratiques contre lesquelles se révoltaient les instincts fiers, nobles et délicats de M. de Tocqueville.

Avant lui, beaucoup d’autres avaient dit déjà que nul pouvoir humain ne doit être absolu, que la toute-puissance est en soi une chose mauvaise et dangereuse, au-dessus des forces de l’homme, que la démocratie a une tendance naturelle à devenir despotique, et qu’il faut par conséquent la tempérer, la limiter, la contenir par les lois. En reprenant ces propositions, M. de Tocqueville les entend différemment. Ce que l’école libérale appelait le despotisme de la démocratie, c’était la violence démagogique, le gouvernement brutal et sauvage des masses ; mais Tocqueville avait en vue une autre espèce de despotisme, non pas celui de la démocratie militante, entraînée par la lutte à d’abominables violences et manifestant à la fois une sauvage grandeur : non, il croyait voir la démocratie au repos, nivelant et abaissant successivement tous les individus, s’immisçant dans tous les intérêts, imposant à tous des règles uniformes et minutieuses, traitant les hommes comme des abstractions, assujettissant la société à un mouvement mécanique, et venant à la fin se reposer dans le pouvoir illimité d’un seul. C’était là l’espèce de despotisme qu’il craignait pour les sociétés démocratiques. Il pensait que les démocrates et les conservateurs se trompaient également en prêtant à la démocratie organisée et. victorieuse, les uns la grandeur, les autres la férocité des crises révolutionnaires. Il la voyait plutôt amortissant les âmes que les exaltant, répandant la passion du bien-être plutôt que celle de la patrie. Il craignait la servitude plus que la licence, la médiocrité plus que le fanatisme. En un mot, ce qu’il appelait tempérer la démocratie, c’était y répandre l’esprit de liberté.