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toujours dignes d’être approuvées. Quel fait plus considérable et plus irrésistible que la recrudescence de l’esclavage après la découverte de l’Amérique ? Voilà un fait qui dure depuis trois ou quatre siècles, et qui peut durer longtemps encore. Conclura-t-on qu’il est juste ? De même la tendance démocratique des temps modernes est un fait manifeste ; mais est-elle légitime ? C’est une autre question.

Un fait n’est pas légitime parce qu’il est ancien ; que sera-ce s’il est récent ? Sans doute M. de Tocqueville a raison de dire, après beaucoup d’autres, que les souverains eux-mêmes, dans leur lutte contre la féodalité, ont travaillé à répandre l’égalité parmi les sujets, et à ce point de vue on peut dire que la révolution démocratique a commencé en France avec Philippe-Auguste ; mais n’est-ce pas changer singulièrement le sens des termes que d’appeler démocratie le règne et le progrès de la monarchie absolue ? Sans méconnaître ce que Henri IV, Richelieu et Louis XIV ont fait pour la nation et même pour l’égalité, il est très permis de ne pas considérer leur gouvernement comme un gouvernement démocratique. Quelle étrange démocratie que celle de la cour de Louis XIV ! Après tout, la royauté n’a jamais eu d’autre but que de détruire le pouvoir politique des nobles, mais non pas leurs privilèges, leurs faveurs, leurs immunités. Elle a ruiné dans l’aristocratie tout ce qui lui nuisait à elle-même, non pas tout ce qui nuisait au peuple. Elle ne voulait pas d’aristocratie, mais elle voulait une noblesse et une cour. D’ailleurs l’idée fondamentale de la démocratie, c’est la souveraineté populaire. Or quoi de plus opposé à un tel principe que la monarchie de Louis XIV et de Louis XV ? A dire la vérité, la démocratie n’est dans le monde moderne que depuis 1789. C’est donc un fait tout récent, et qui n’est pas assez couvert par l’antiquité pour n’avoir pas besoin de se démontrer.

Il me semble donc que M. de Tocqueville s’est privé d’une grande force en laissant de côté la question de droit, pour ne s’occuper que du fait. Il a examiné quelles sont historiquement les conséquences bonnes ou mauvaises, heureuses ou malheureuses, de la démocratie. Il n’a pas recherché si la démocratie prise en soi est une cause juste. Or c’est là, en cette question, un poids considérable à apporter dans la balance. Quel œil serait assez perçant pour prévoir et deviner toutes les conséquences qu’un état social aussi nouveau peut produire dans le monde ? L’immensité et l’obscurité du tableau défieront toujours l’observation la plus pénétrante. Si l’on soulève un coin du voile, comme a fait Tocqueville, c’est assez pour la gloire d’un publiciste, ce n’est pas assez pour la sécurité des peuples. Si la démocratie est une cause de hasard, destinée à paraître et à disparaître dans le monde, les peuples s’y précipiteront en aveugles pour jouir dès l’heure présente des prétendus biens qu’elle promet.