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Si elle est au contraire une cause solide et juste, elle a du temps devant elle, elle peut se donner le mérite de la réflexion et du choix ; elle est tenue de se gouverner avec sagesse, et elle doit peser avec équité et discernement les biens et les maux qu’elle porte en elle. Or c’est là, je crois, qu’est la vérité. La démocratie prise en soi, est une cause juste. La souveraineté populaire et l’égalité des conditions sont des principes dont on peut abuser, que l’on peut corrompre, mal entendre, mal appliquer, mais enfin des principes légitimes, bons par eux-mêmes, et une société qui repose sur ces principes est supérieure, toutes choses égales d’ailleurs, à celles qui s’appuient sur des principes opposés.

On a eu raison de soutenir, et c’est l’honneur de l’école doctrinaire, que le seul souverain légitime, le seul souverain absolu, ce n’est pas le prince, ce n’est pas le sénat, ce n’est pas la multitude, mais la justice et la raison, non pas la raison de tel ou tel homme, mais la raison en elle-même, telle qu’elle prononcerait si elle parlait et se manifestait tout à coup parmi les hommes. Le pouvoir arbitraire n’est pas plus légitime dans le peuple que dans le prince, et au-dessus de la volonté du maître, quel qu’il soit, principe de la tyrannie, il faut placer la raison et le droit, principes de la liberté. Jamais les publicistes n’avaient fait cette distinction. Le quidquid principi placuit était leur règle, que le prince d’ailleurs fût le monarque ou le peuple : despotisme de part et d’autre. C’est donc un grand progrès dans la science d’avoir établi que nulle souveraineté n’est absolue, pas même celle du peuple ; mais ce point une fois gagné, ne reste-t-il pas encore à savoir à qui appartient cette souveraineté limitée, la seule qui soit possible à l’homme ? Est-ce à tous, est-ce à quelques-uns, est-ce à un seul ? C’est ici que l’école doctrinaire paraît prêter le flanc à de nombreuses objections.

Elle enseigne que, puisque la souveraineté de droit appartient à la raison, la souveraineté de fait appartient aux plus raisonnables, c’est-à-dire aux plus capables. Or il y a, si je ne me trompe, un abîme entre la souveraineté de la raison et la souveraineté des plus raisonnables. Sans doute il est convenable que les plus sages gouvernent, mais cela ne constitue pas pour eux un droit absolu : je dois de la déférence à celui qui est plus sage que moi, je ne lui dois pas obéissance. On me dit que j’obéis à mon médecin : oui, mais je le choisis et j’en puis prendre un autre ; il n’est pas mon maître, je ne suis pas son sujet. Dans l’ordre naturel, nul homme n’est le maître d’un autre homme, quelque supériorité qu’il ait sur lui. D’ailleurs où est la limite des capables et dès incapables ? Où commencent, où finissent le sujet et le souverain ? On peut, dans la pratique, fixer conventionnellement une limite, on ne le peut a priori. En supposant qu’il y en ait une, qui la déterminera ? Est-ce