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efforts persévérans de chaque classe, à la concorde de toutes, à un régime de paix et de liberté, combien n’est-il pas plus aisé de faire croire à l’ignorance que le mal vient des privilèges du capital et de la propriété ! Et comme on a vu une révolution réussir par l’abolition immédiate des privilèges aristocratiques, les imitateurs sans génie ne trouveront-ils pas tout simple de proposer le même moyen, et d’appeler le prolétariat à la nuit du 4 août de la propriété ? Lorsqu’une société en est arrivée à se partager ainsi en deux sociétés hostiles qui combattent non pour le pouvoir, non pour la liberté, mais pour l’existence, et qui se disputent le tien et le mien, quel espoir et quel remède peut-il subsister, sinon la paix dans l’obéissance ?

Tel est l’ordre de faits qu’on aurait voulu voir décrit et jugé par M. de Tocqueville. Comme il n’a jamais rien vu d’une manière commune, il nous eût laissé sur ce point des observations intéressantes et instructives. Sans doute il a vu ces faits en 1848, mais il les a vus du milieu même de l’action, et non avec le désintéressement et l’impartialité d’un juge. On aurait voulu qu’il nous apprît si, suivant lui, le mal dont les symptômes viennent d’être esquissés n’est qu’à la surface de notre société, ou s’il a déjà pénétré au fond, si ce malentendu redoutable n’est que le résultat de certaines prédications violentes, ou s’il tient à l’essence des choses. On aurait aimé qu’il s’expliquât sur les plaintes des réformateurs, qu’il appréciât le mérite de leurs plans, qu’il expliquât enfin comment, dans sa pensée, ce débat pouvait se résoudre. C’est ce qu’il n’a pas fait. En 1835, il n’a pas vu le problème ; en 1848, il l’a vu, mais de trop près : il était alors trop assiégé par les faits et trop découragé par ce qu’il voyait pour arriver à une solution.

Ce problème n’est pas un petit problème. Rien de plus difficile à définir, à préciser, à limiter, que la notion d’égalité. Le christianisme avait résolu la difficulté en transportant cette idée dans l’ordre religieux. Tous sont frères et égaux en Jésus-Christ, ce qui laisse ici-bas la porte ouverte à toutes les différences de condition ; mais lorsqu’on a transporté cette idée de l’ordre moral et religieux dans l’ordre social et politique, on a été bien embarrassé. La raison et l’expérience nous disent que les hommes sont à la fois égaux et inégaux. En quoi sont-ils égaux, en quoi inégaux ? C’est ce qu’il n’est pas facile de savoir. Dès qu’on a laissé entrevoir aux hommes que la plupart des inégalités qui les séparaient étaient artificielles, ils sont aussitôt tentés de croire qu’elles le sont toutes. Et ce qu’il y a de plus grave, c’est que les inégalités nous pèsent d’autant plus qu’elles sont moindres, et que ceux qu’on envie avec le plus d’amertume sont ceux qui ne nous surpassent que de très peu. Posant en principe l’égalité des hommes sans pouvoir fixer de limites certaines, la démocratie éveille chez tous des ambitions jalouses que rien ne peut