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fabrication. Des inspecteurs des manufactures, officiers dépendans des intendans, marquaient les étoffes, visitaient les foires, coupaient les marchandises défectueuses, appointaient les procès de communauté. Au XVIIIe siècle, des règlemens nouveaux soumettaient les comptes des corporations à l’examen du procureur du roi. On multipliait les ordonnances sur les prohibitions, sur le plomb et la marque, on paralysait les fabricans par la crainte des châtimens, on étouffait l’industrie sous le poids des formalités, sans pouvoir détruire la fraude, contre laquelle on luttait. On voit par ces faits et par beaucoup d’autres que la société démocratique de 89 est bien plus favorable à la liberté de l’industrie que la société aristocratique de l’ancien régime.

Il y a donc des libertés générales qui sont nées ou qui ont grandi avec la démocratie, et qui ne sont point par conséquent incompatibles avec elle. On peut en réclamer d’autres, on peut étendre encore le domaine de celles-là : c’est là l’objet de la politique appliquée. Il suffit à la science que la liberté et l’égalité n’aient rien de contradictoire. À la liberté de privilège, la démocratie cherche à substituer la liberté de droit commun. L’individu est-il donc vraiment diminué parce que son droit, au lieu d’être fondé sur une situation extérieure, l’est sur sa qualité d’homme ? Là est la question. N’étant plus soutenu par le dehors, il n’a de grandeur que celle qu’il trouve en lui-même. Aura-t-il la force de la défendre contre tout ce qui l’envahit et la menace ? Je n’oserais le soutenir et c’est ici que M. de Tocqueville me paraît nouveau, pénétrant et profond. Cependant il est vrai de dire que la vraie destinée de l’homme est de valoir par soi-même et non par sa condition. La démocratie met donc l’homme dans l’état où il doit être ; mais c’est à lui d’être ce qu’il doit être. Je crois volontiers que l’égalité, dans les premiers momens de la jouissance, et lorsque la grandeur de la lutte a cessé, tend à répandre un certain esprit de médiocrité parmi les hommes ; mais je ne désespère pas qu’avec le temps, et si elles échappent à l’anarchie et au despotisme, les sociétés démocratiques ne finissent par découvrir pour l’individu un nouveau genre de grandeur, égale ou supérieure même à celle de l’aristocratie. Pour y arriver, il ne faut point laisser diminuer l’idée de l’homme et du citoyen, et c’est en quoi j’applaudis à la pensée générale qui a inspiré M. de Tocqueville, tout en me permettant de corriger quelques-unes de ses pensées particulières.


III

Il nous reste, pour compléter cette étude, à interroger M. de Tocqueville sur ses doctrines philosophiques et religieuses. Chose