Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/133

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

entièrement dans notre siècle. Depuis la révolution, les passions se mêlaient sans cesse aux doctrines, et il était presque impossible de séparer les écoles des partis. Tocqueville, au contraire, se plaçait à une hauteur et dans un lointain où il n’était plus guère accessible aux passions et aux préjugés. De là ce caractère de placidité noble et de haut désintéressement qui a été si justement admiré dans son grand ouvrage. Ce n’est pas qu’il fût indifférent aux choses de son temps, car on sent dans tous ses écrits une émotion contenue qui témoigne d’une âme vivement préoccupée ; mais cette émotion, qui lui donnait l’ardeur de la recherche, n’était pas assez violente pour le dominer et l’aveugler. Il y a beaucoup d’analogie entre lui et M. Jouffroy. L’inquiétude que celui-ci éprouvait sur la destinée humaine, Tocqueville la ressentait pour la destinée des sociétés. L’un et l’autre étaient intérieurement atteints d’une secrète mélancolie devant les obscurités et les redoutables mystères de ce double problème ; l’un et l’autre contenaient leur âme dans leurs écrits, et ne laissaient paraître que la curiosité du vrai et la lente et patiente recherche des faits humains. L’un aimait à se replier sur lui-même et à surprendre dans l’intimité de la conscience les différences les plus subtiles des faits intérieurs ; l’autre portait un regard non moins attentif sur les faits du dehors : il les démêlait avec le même plaisir, avec la même finesse, avec la même sincérité. Dans le plaisir de la recherche, ils oubliaient la passion qui les avait inspirés. De là, chez l’un et chez l’autre, ce contraste d’un esprit si calme et ; si éclairé et d’une âme si mélancolique, si inquiète et si émue.

Tocqueville a eu le goût des faits politiques dans un temps où la plupart des esprits n’aimaient que les systèmes politiques il apportait à la recherche et à l’analyse de l’histoire positive la même ardeur et la même passion qu’Augustin Thierry et M. Guizot appliquaient à l’étude des origines du moyen âge, et Cuvier à l’histoire des révolutions du globe. Les sociétés humaines, comme tous les objets de la nature, sont des phénomènes très complexes, qui ne peuvent être la plupart du temps devinés a priori. Sans doute on peut bien fonder une sorte de politique absolue en partant de l’idée de la nature humaine et de la notion abstraite de l’état, et c’est par là seulement qu’on arrive à la notion du droit et du devoir dans les sociétés. Il ne faut pas dédaigner cette politique spéculative, et j’ai fait remarquer qu’elle manque un peu trop dans les écrits de M. de Tocqueville. Il n’en est, pas. moins vrai qu’il ne suffit pas de savoir ce qui doit être, il faut encore observer, ce qui est. Or c’est ici que la richesse et la fécondité des faits humains dépassent toute prévision, et que les lois générales ne peuvent être découvertes que par les mêmes procédés qu’on emploie dans les sciences naturelles, l’observation