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et l’expérience, avec cette différence que dans les-sciences de la nature c’est le savant qui expérimente, tandis que dans les sciences politiques c’est la société elle-même qui très souvent accomplit des expériences pour l’instruction des savans. C’est ce qui a lieu surtout dans les temps modernes. Lorsque les esprits aventureux ont jeté en avant quelques hypothèses, les sociétés se mettent à les vérifier sur elles-mêmes. Fidèles aux règles prescrites par Bacon, elles varient l’expérience, la transportent, la renversent, la prolongent ou la suspendent ; procédant par exclusion et élimination, elles rejettent tantôt un élément, tantôt un autre, souvent même elles s’abandonnent à ce que Bacon appelle les hasards de l’expérience, sortes experimenti, comme pour voir ce qui en arrivera. Les publicistes recueillent les résultats de ces expériences si bien préparées ; ils constatent et comparent les faits : ils en forment des lois. Voilà la politique expérimentale telle que Tocqueville l’a comprise et l’a conçue.

Cette manière d’entendre la politique pourrait avoir des inconvéniens entre les mains d’un esprit corrompu, comme Machiavel, ou un peu trop indifférent, comme Aristote et quelquefois Montesquieu, car, en se contentant d’observer comment les hommes agissent, on peut oublier comment ils devraient agir, et prendre leur conduite habituelle pour règle et pour mesure du juste et du droit. Que faut-il pourtant conclure de là ? C’est que la politique ne se suffit pas à elle-même, et qu’elle doit reposer sur le droit naturel et sur la morale ; c’est ce que pensait M. de Tocqueville. « Sa visée, dit-il en parlant de Platon, qui consiste à introduire le plus possible la morale dans la politique, est admirable. » Pénétré de ce principe, quoiqu’il ne fût lui-même qu’un publiciste observateur, il n’est jamais indifférent entre le bien et le mal, et il apportait dans la politique un esprit de haute moralité qu’il n’aurait jamais trouvé par la politique seule. Toutefois, s’il ne faut pas conclure de ce que font les hommes à ce qu’ils doivent faire, il ne faut pas conclure davantage de ce qu’ils doivent faire à ce qu’ils feront en réalité. Il reste donc toujours à examiner comment les choses se passent, et ce qui advient des principes abstraits, lorsqu’ils sont réalisés par les hommes et parmi les hommes. C’est ici que la politique spéculative est en défaut et qu’elle doit appeler à son secours la politique expérimentale.

Si l’on cherche maintenant à quelle conclusion la méthode précédente a conduit M. de Tocqueville, on verra qu’en dehors des vues particulières, qui sont très nombreuses dans ses écrits, il a mis en pleine lumière cette loi aperçue par quelques auteurs, mais que nul n’avait encore développée comme lui. « Le plus grand péril des démocraties, c’est l’affaiblissement et la ruine de l’individualité