Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/146

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a été jeté dans un cachot, et que peut-être, par mesure administrative, il sera transporté dans une colonie sans procédure et sans jugement… Aussitôt vous verrez à l’œuvre cet homme du monde : vous l’entendrez à la barre des tribunaux, dans la presse, à la tribune, dans les salons même, cette autre puissance dans un pays libre, et vous saurez alors ce qu’il y aurait de force et de vitalité dans le barreau anglais, si la main du pouvoir venait à frapper quelqu’un dans l’ombre.

Ainsi ramené à son principe, le barreau doit être étudié maintenant dans sa constitution particulière. Il n’est pas sans intérêt de connaître les conditions nécessaires de son existence, et de savoir par quels efforts, après quelles vicissitudes, il est parvenu à sauvegarder ses franchises et à se constituer en France tel qu’il est aujourd’hui.


II

On a dit, après un grand magistrat, que l’avocat est trop obscur pour avoir des protégés, trop fier pour avoir des protecteurs. Dans cette réflexion, dont on a fait une espèce de maxime, la fierté est de trop : si l’avocat n’a point de protecteurs, c’est que nul ne saurait le protéger. Quel est son devoir ? Défendre. De quelle protection a-t-il besoin pour cela ? Une seule chose lui est nécessaire, l’indépendance ; mais cette indépendance, où peut-il la trouver ? Dans la constitution de cet ordre que d’Aguesseau disait être aussi ancien que la magistrature, ce qui n’est point absolument exact, ainsi qu’on vient de le voir, et aussi nécessaire que la justice, ce qui est incontestable. Nous disons ordre, et non corporation : c’est qu’en effet les corporations, nous l’avons démontré ici même[1], sont des créations de la loi, qui leur donne la vie, mais peut aussi la leur ôter. C’est la loi qui fait les congrégations, les collèges, les établissemens publics, tels que les hospices, les fabriques d’église, et les autorise à subsister dans l’état. Le barreau, ayant sa source dans le droit naturel, supérieur à la loi elle-même, ne saurait s’accommoder de cette existence précaire, subordonnée, révocable. Cela ne veut pas dire que le barreau ne peut pas être comprimé, anéanti par une loi : une loi, juste ou injuste, veut être obéie ; Napoléon comprima l’ordre des avocats ; le grand Frédéric avait trouvé bon de le supprimer. Cela veut dire que la blessure faite au droit naturel dans l’institution du barreau n’est jamais mortelle : la loi passe un jour, et le barreau renaît par la force des choses. Tel est le secret de sa longévité.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier et du 15 avril 1859.