Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/177

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peintre pour n’admirer que l’énergie de l’empreinte et ce que j’appelle la griffe du lion. De même le Mars au repos est copié sur quelque soldat des gardes wallonnes, mais avec un ton de fresque que ne répudieraient point les maîtres italiens, et surtout avec une singulière grandeur.

J’ai hâte d’arriver aux quatre chefs-d’œuvre de Velasquez, si différens entre eux par les défauts comme par les mérites, d’une originalité éclatante, et qui prouvent ce qu’il eût pu faire avec un protecteur qui ne l’eût pas condamné à rester un peintre de portraits.

Ses Buveurs sont les premiers par la date. Un jeune homme nu, qu’il faut bien accepter pour un Bacchus, puisque deux satyres se jouent derrière lui, est assis sur un tonneau ; il couronne un buveur qui s’est agenouillé. Cinq ivrognes, choisis parmi la fleur de la canaille espagnole, entourent le vainqueur, et, le verre en main, se livrent à la joie la plus bruyante. Quelles figures avinées et ignobles ! quelle expression ! quelles poses ! quels haillons ! quelle impudence ! Mais les têtes sont rendues avec une hardiesse et une véhémence de couleur qui les font sortir du cadre. J’ai encore devant les yeux le grand coquin qui se présente de face, coiffé d’un chapeau que je renonce à décrire, et rit au visage des passans avec une gaieté si étourdissante que l’on en croit entendre les éclats. Et le même artiste, après avoir copié ces effroyables truands, allait peindre les figures pales et aristocratiques de Philippe IV ou de l’infant don Carlos ! Ce qui fait supporter un tel sujet et de tels types, ce n’est pas seulement la vérité, c’est une certaine vérité, idéale à sa manière, à force de volonté, d’exécution, de couleur et d’harmonie. On sent je ne sais quelle chaleur qui prouve que l’artiste s’est pris corps à corps avec la nature, et en même temps une fierté de pinceau qui annonce le gentilhomme et rehausse tout ce qu’il touche. Il y a des tableaux de Velasquez que je préfère, il n’y en a point qui soit plus fortement peint. Son Bacchus, devant lequel Praxitèle et Scopas se voileraient le visage, est un type vulgaire, mais bien choisi et merveilleusement relevé. C’est à la fois l’athlète et le viveur, jeune, trapu, d’une élégance roturière, d’une beauté qui se palpe, trempé pour la lutte aussi bien que pour la débauche. Les formes et les chairs sont rendues avec un sensualisme mâle et splendide qui bientôt vous attache, et, l’impression première s’effaçant, on finit, tant l’artiste vous impose son type et vous parle en maître, on finit par trouver que ce type est beau. N’oubliez pas qu’un ciel gris et assombri à dessein se marie avec les tons bruns des vêtemens. Sur cette teinte de plomb ressortent sans dureté les têtes des buveurs : comme elles reflètent d’abondantes libations, elles eussent tranché trop crûment sur un ciel bleu.

J’ai déjà dit que le roi d’Espagne ne commanda qu’un seul tableau