Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

semblent faites d’un bloc, elles tombent sur les lèvres comme une muraille : écartez-vous, elles deviennent transparentes, fines, laissent percer les formes du menton et des lèvres, on en compterait presque les fils argentés. De près, la main est empâtée d’une façon extraordinaire, grossière, sans contours arrêtés : de loin, elle se compose, s’anime par la distance, se modèle par la couleur, elle est pleine de mouvement, elle parle.

Aucun artiste n’a poussé aussi loin que Velasquez le mépris des accessoires, je me trompe, l’art de les mettre à leur place et de les faire servir à l’harmonie générale de son œuvre. C’est un sacrifice qui coûte à beaucoup, parce que le vulgaire n’y voit que de la négligence ; mais c’est un sacrifice qui contribue souvent à la beauté d’un portrait. La tête et les mains, c’est-à-dire le sujet, paraissent d’autant plus finies et plus saillantes que le reste du tableau est plus incertain ou atténué. De même que certains peintres répandent sur leurs accessoires des teintes sombres et de véritables ténèbres, Velasquez traitait les siens avec une rapidité manifeste. Je n’assurerais point qu’une indolence naturelle et le désir d’abréger le travail n’y trouvassent leur compte ; mais la peinture y trouvait aussi le sien. On en verra un exemple dans une des deux salles où les écoles espagnoles sont réunies. C’est le portrait d’un guerrier couvert d’une armure damasquinée d’or ; son casque et ses gantelets sont déposés devant lui. L’armure est exécutée à la hâte, le damasquinage indiqué avec autant d’aisance que sur un décor d’opéra ; l’or et le fer n’ont qu’un éclat éteint par le pinceau ; çà et là quelques traits légèrement frottés donnent les reflets ; une écharpe d’un violet passé produit une harmonie charmante. La tête se détache sur un rideau rouge, mais d’un rouge assombri, sous lequel perce le noir, et qui s’éclaire sourdement ; un pan du rideau se relève et laisse voir un ciel gris. Au milieu de ces accessoires, peints avec autant de négligence que de justesse d’effet, brille une figure aimable, persuasive, spirituelle, à laquelle des cheveux gris prêtent encore de la douceur. Le front est élevé, et l’intelligence l’éclairé, les tempes et les pommettes des joues sont délicieusement modelées, les yeux sont beaux et baignés de rayons, la bouche est prononcée, les lèvres sont fraîches, humides, et feraient envie à Rubens. Mais le personnage aurait-il autant d’éclat, si l’éclat des détails eux-mêmes ne lui eût été subordonné et peut-être sacrifié ?

Quelquefois le talent souple et tout imprévu de Velasquez reçoit d’un sujet une impression qui change sa manière. A-t-il à peindre une vieille femme dévote et déjà penchée vers la tombe : il a recours aux tons obscurs ; il rivalise avec Rembrandt. Lui aussi, quoique par exception, il sait préparer les fonds noirs, et modeler dans l’ombre un corps qui fuit, un pli qui s’efface. Il donne à son modèle