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des Sévigné et des Saint-Simon pour peindre les courtisans, des La Bruyère pour peindre les difformités morales. Ces peintres cherchaient, aussi bien que Velasquez, à saisir sur le vif les détails des physionomies, et leur style n’était que l’instrument destiné à graver avec plus d’énergie les portraits. Qu’on ne me reproche point d’avoir nommé Bossuet, qui ne prêtait à ses figures que des beautés héroïques, dignes de la postérité, car Velasquez, lui aussi, a des tons plus sublimes, et sait atteindre parfois à la véritable grandeur. Il n’ajoute pas aux traits de ses personnages, mais il les recompose avec une singulière puissance. Il les formule tels qu’il les a vus, à leur moment le plus heureux, dans leur jet le plus hardi, avec la pose la plus majestueuse ou la plus aisée, en plein air, avec le cadre d’une belle nature, sur le cheval qui se cabre, avec le bras qui commande, la voix qui tonne, l’œil qui brille. Or le souvenir est une forme rétrospective de l’idéal. Les voyageurs savent bien que les lieux qu’ils ont visités grandissent par le souvenir, de même que ceux qu’ils doivent parcourir grandissent par l’espérance. Velasquez écrit en prose ; mais, pour le portrait du moins, il est le premier des prosateurs.

Enfin, si nous le considérons comme coloriste, c’est là surtout que nous le jugerons inimitable. Dans les commencemens, sa palette était assez noire : il ne craignait point de laisser dans ses tableaux des parties obscures qui ne servaient qu’à faire mieux ressortir les parties principales : artifice légitime, mais facile, auquel les autres peintres espagnols ont trop souvent recours. De bonne heure, Velasquez rejeta ce procédé, qu’il estimait vulgaire ; comme les maîtres, il voulut que dans ses œuvres tout fût clair, sensible, interprété, rendu, et en pleine lumière. Ne sacrifia-t-il pour cela rien de la perspective, et laissa-t-il leur relation juste aux plans, aux personnages, aux accessoires ? C’est ce que je n’oserais toujours affirmer. Cependant il faut tenir compte des difficultés suprêmes que rencontre l’artiste qui, au lieu de recourir au jour oblique et à l’ombre portée de l’atelier, veut représenter les objets en plein air, sans soleil, c’est-à-dire sans projection, et tels que la lumière diffuse les éclaire. Jean Bellin et d’autres Italiens du XVe siècle, Raphaël dans sa première manière, Albert Dürer dans certains tableaux, ont fait des prodiges dans ce genre ; mais Velasquez a été plus loin encore, parce qu’il a voulu que ses figures fussent éclairées d’un jour vrai. Chaque peintre a sa convention, et donne au visage humain une lueur qui lui est propre. Raphaël répand sur les traits du comte de Castiglione ou de César Borgia les ardeurs du soleil ; Rubens a des lis et des roses, Léonard de Vinci des tons olivâtres, Titien des pâtes dorées, Van Dyck de suaves pâleurs. Je ne parle pas des peintres d’un ordre inférieur, qui supposent l’éclat factice d’une torche et