Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/221

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Il en est, dis-je, à peu près ainsi de notre goût pour les beaux-arts. Il se distingue par le même engouement et la même facilité banale, il se porte avec la même curiosité, sans discernement, sur toutes les œuvres du passé, bonnes, mauvaises ou médiocres. Il ne fait pas de différence entre les maîtres ni entre les œuvres d’un même maître. Il les admet toutes également, non parce qu’elles ont tel ou tel mérite original, mais par l’unique raison qu’elles sont anciennes. Ce goût tolérant, ou, pour mieux dire, cet engouement banal engendre des conséquences déplorables, auxquelles un démocrate égalitaire à outrance applaudirait peut-être, mais dont tout véritable artiste ou tout véritable connaisseur ne peut que s’affliger. Une de ces conséquences les plus singulières est de placer commercialement toutes les œuvres à la merci du caprice individuel, et de créer ainsi des valeurs factices et exagérées. Les œuvres n’ont plus leur prix en elles-mêmes, elles ont le prix que leur donne le caprice d’un enchérisseur ou la ruse d’un trafiquant. On ne saurait expliquer raisonnablement pourquoi telle toile d’un peintre d’ordre secondaire se paie 100,000 fr., tandis que telle toile d’un maître véritable n’atteint pas à la moitié de cette somme. On me dit que ce fait n’a qu’une médiocre importance et ne regarde après tout que celui qui achète une œuvre inférieure. Il est libre d’employer son argent comme il lui plaît : tant pis pour lui, s’il paie une toile médiocre d’un prix exagéré ; il est dupe de son engouement, et n’a fait qu’un sot marché. Mais l’esprit humain se gouverne par des lois beaucoup plus subtiles que ne le pensent ceux qui parlent ainsi, et il a une tendance singulière à établir des relations entre les choses les plus lointaines, et à tirer de ses actions les conséquences les plus inattendues. Qui croirait, par exemple, qu’une œuvre finit par être admirée non pour sa valeur intrinsèque, mais en proportion du prix qu’elle a coûté ? Si une toile a été payée 100,000 francs, le possesseur arrive très vite à l’admirer en proportion de la somme qu’il a dépensée, et tout le monde finit par penser comme lui. Très involontairement le public se laisse aller à donner aux œuvres une valeur égale au prix dont elles ont été payées. On a peine en effet à se figurer qu’une toile qui a coûté 100,000 francs puisse avoir une valeur inférieure à une toile qui en a coûté seulement 50,000. On cherche des raisons d’admirer malgré l’évidence, malgré le témoignage des sens, malgré les résistances de l’imagination, qui reste froide, et si on n’en trouve pas, ainsi qu’il arrive la plupart du temps, on admire de confiance et sans souffler mot. L’économie politique nous enseigne quelles perturbations matérielles bouleversent la société lorsque, par une cause ou par une autre, l’équilibre qui doit exister entre la valeur réelle des choses et le signe monétaire qui représente ces valeurs est rompu. On n’a