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Raphaël vous apparaîtra imposante et écrasante, et vous n’éprouverez plus aucune fausse honte à préférer le géant florentin à ses deux rivaux. »

La monographie de Michel-Ange est la plus habile, la plus amoureusement écrite des trois ; la supériorité du grand artiste se montre même en ceci, qu’il fournit à son admirateur un thème de critique plus heureux que ses rivaux, et qu’il accroît les forces de son talent. Cependant nous préférons peut-être les chapitres sur Léonard de Vinci et Raphaël, parce que ce sont les chapitres où le critique a le mieux déployé cette indépendance d’admiration dont nous lui faisons une louange et que nous proposons comme modèle à imiter. Il a osé dire la vérité sur Léonard et Raphaël ; il a laissé de côté les phrases toutes faites, les formules banales et commodes, et il a regardé de ses propres yeux, au lieu de regarder à travers les lunettes traditionnelles. Il a pu, grâce à cette heureuse audace, connaître et savourer la plus grande de toutes les voluptés de l’esprit, celle de se sentir réellement le possesseur légitime de son admiration. Beaucoup d’hommes, même d’un esprit distingué, laissent trop souvent échapper cette occasion de volupté ; ils admirent à travers l’admiration des générations qui les ont précédés, et n’ont ainsi qu’une admiration de reflet qui arrive à leur âme refroidie et pâle comme la lumière de la leur. Ils ne savent pas quel bonheur on trouve à entrer directement en communication avec les hommes et les œuvres du passé, sans intermédiaire, sans opinion préconçue, à sentir qu’on a des raisons personnelles d’admirer qui ne doivent rien à autrui, qu’on s’est acquis par ses propres émotions le privilège de sanctionner l’arrêt du temps et le jugement de nos devanciers. C’est ce droit que s’est acquis M. Clément. Il rejoint le jugement traditionnel et général par des voies qui lui sont propres, il arrive au grand rendez-vous de l’admiration universelle par des chemins qu’il s’est frayés lui-même. Il a éprouvé certainement devant Raphaël et Léonard des émotions d’une nature intime, celui qui connaît si bien les ressources et les faiblesses de ces merveilleux talens, et qui a pu trouver pour le concert de louanges dont la postérité célèbre leur gloire des variations aussi vraies que charmantes sur un vieux thème de critique bien connu. Comme le génie gracieux et souple de Raphaël est bien exprimé dans ces quelques lignes : « génie plus intelligent que créateur, il se transforme sans parti-pris à mesure que l’âge et les circonstances modifient ses impressions ! C’est un arbre qui suit sa croissance naturelle, et qui, d’abord plante aux feuilles molles et aux formes indécises, devient une tige flexible, élégante et gracieuse, puis un tronc robuste et élevé. » Sur Léonard, il a trouvé quelques notes vraiment belles, et qui expriment exactement