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amis. Imagine-toi que c’est moi-même qui l’ai introduit ici. Ce n’est pas tout : je l’ai précisément introduit pour qu’il épouse Vera Nicolaevna. Ces un homme d’un esprit médiocre, bon, modeste, paresseux, sédentaire. Elle ne peut trouver un meilleur mari, et elle le sait bien. Je suis un ancien ami de la famille, et ne veux que son bien.

MOUKHINE.

Tu es donc accouru ici au galop pour être témoin du bonheur de ton protégé ?

GORSKI.

Tout au contraire… Je suis venu pour mettre obstacle à ce mariage.

MOUKHINE.

Je ne te comprends pas.

GORSKI.

Il me semble pourtant que la chose est claire.

MOUKHINE.

Veux-tu donc l’épouser toi-même ?

GORSKI.

Non pas, mais je ne veux point qu’elle en épouse un autre.

MOUKHINE.

Tu es amoureux d’elle ?

GORSKI.

Je ne le pense pas.

MOUKHINE.

Eh bien ! tu l’as demandée en mariage ?…

GORSKI.

Pas du tout. Je n’ai nullement l’intention de l’épouser. Écoute, je vais te parler à cœur ouvert. Je suis certain, entends-tu, que, si je faisais ma demande, je serais préféré par Vera Nicolaevna à notre ami Stanitzine, Quant à la mère, elle nous tient, Stanitzine et moi, pour deux partis également sortables… Vera croit que je suis amoureux d’elle, mais elle sait que je crains le mariage plus que le feu… Elle veut triompher de cette crainte… Voilà pourquoi elle attend… Elle n’attendra pas longtemps. Ce n’est pas qu’elle ait peur de perdre Stanitzine : ce pauvre jeune homme brûle et fond comme de la cire ; mais, à vrai dire, elle commence à lire dans mon jeu, et son intention est de me pousser à une explication décisive. J’ai le pressentiment que cette situation se dénouera aujourd’hui même. Le serpent me glissera entre les doigts, ou il m’étouffera. Ce qui m’est insupportable, c’est que Stanitzine est amoureux au point de n’être plus capable ni de jalousie, ni d’emportement. On le voit errer çà et là, les yeux chargés de langueur, la bouche béante : il est affreusement ridicule ! Cependant les sarcasmes ne me serviraient plus à rien… Il faut me montrer tendre. Je me suis déjà mis à l’œuvre hier, et n’en reviens pas du peu d’efforts que cela m’a coûté. Je cesse de me comprendre moi-même.

MOUKHINE.

Comment t’y es-tu pris ?