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GORSKI.

Je ne sais si Vera Nicolaevna pressent la proposition de son adorateur ; ce qui est certain, c’est qu’hier soir elle m’observait tout particulièrement. Tu ne peux t’imaginer combien il est difficile, même à un homme expérimenté, d’affronter le regard scrutateur de ces yeux jeunes, mais intelligens, surtout lorsqu’ils clignotent un peu. Elle a été sans doute frappée aussi de ma nouvelle attitude vis-à-vis d’elle. Je passe pour un homme moqueur et froid et j’en suis bien aise… On vit très bien avec cette réputation… Mais hier j’ai dû paraître tendre et préoccupé. À quoi bon mentir ? J’ai ressenti en effet quelque agitation, et mon cœur ne demandait qu’à s’attendrir. Tu me connais, mon cher, tu sais que je garde le libre exercice de toutes mes facultés d’observation, même dans les crises les plus solennelles de la vie… Et Vera m’offrait hier un curieux sujet d’observation ; elle cédait à l’entraînement de la curiosité, si ce n’est à celui de l’amour. Elle avait peur, elle ne se fiait pas à elle-même et ne se comprenait pas… Tout cela se reflétait gracieusement sur son frais visage ; je ne l’ai pas quittée de la journée, et je sentis le soir que je commençais à perdre tout empire sur moi-même… O Moukhine, Moukhine ! quelle chose dangereuse que de voir trop longtemps de fermes épaules, de respirer une fraîche haleine !… Le soir, nous nous sommes promenés dans le jardin. Le temps était magnifique ; aucun souffle n’agitait l’air. Mlle Bienaimé, sa gouvernante, est venue sur le balcon ; elle portait une bougie dont la flamme n’a pas vacillé. Vera et moi, nous nous sommes longtemps promenés tous deux devant la maison, sur le sable moelleux de l’allée qui longe l’étang. Les étoiles scintillaient doucement au ciel et sur l’eau… Mlle Bienaimé, indulgente, mais attentive, nous suivait des yeux du haut de son balcon… Je propose à Vera Nicolaevna d’entrer dans la barque ; elle y consent, je rame, et nous allons ainsi jusqu’au milieu de l’étang. — Où allez-vous donc ? s’écrie la Française. — Nulle part, répondis-je tout haut. Nulle part, répétai-je tout bas, nous sommes trop bien ici. Vera Nicolaevna baissa les yeux, sourit et se mit à effleurer la surface de l’eau du bout de son ombrelle. Un doux et pensif sourire s’épanouissait sur ses joues virginales ; elle voulut parler et ne fit que soupirer, mais si joyeusement ! tout comme soupirent les enfans ! Eh bien ! que te dirai-je de plus ? Prudence, projets, sang-froid, j’ai tout envoyé au diable, j’ai été heureux, j’ai été stupide. Dieu me pardonne ! j’ai déclamé des vers… Oui, je te le jure !… Tu n’en crois rien, et c’est vrai pourtant… J’ai déclamé des vers,… et encore ma voix tremblait-elle… Pendant le souper, j’ai été assis à côté de Vera… Oui,… tout cela est fort beau… Mes affaires sont excellentes, et si je voulais me marier !… Mais voici le malheur, on ne la trompe pas, elle ! Je ne sais qui a dit que les femmes s’entendaient admirablement à faire des armes. Personne certes ne fera tomber le fleuret des mains à Vera Nicolaevna. Nous le verrons aujourd’hui du reste… Et toi, Ivan Pavlitch, à quoi penses-tu ?

MOUKHINE.

Je pense que si tu n’es pas amoureux de Vera Nicolaevna, tu es un grand original ou un égoïste insupportable.