Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/284

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jeune baronne était spirituelle et fine… Elle résolut de mettre les trois prétendans à l’épreuve… Un jour qu’elle était restée seule avec l’un d’eux, un blondin, elle se tourne subitement vers lui et lui pose cette question : « Que seriez-vous disposé à faire, dites-moi, pour me prouver votre amour ? » Le blondin, homme d’un naturel très froid, mais d’autant plus porté à l’exagération, lui répond avec feu : « Ordonnez, et vous me trouverez prêt à me précipiter de la plus haute tour du monde ! » La jeune baronne sourit d’un air affable. Le lendemain, elle adresse la même question au second de ses adorateurs (celui-ci était brun), et lui communique d’avance la réponse du blondin. Le brun réplique par les mêmes paroles exactement, et y met, s’il est possible, encore plus d’ardeur que le premier. La jeune baronne s’adresse alors au troisième, un châtain clair. Le châtain clair se tait un instant par bienséance, déclare qu’il consentira de grand cœur à tenter autre chose, mais refuse positivement de se précipiter du haut de la tour, par la raison toute simple que, s’il se fend la tête, il lui sera difficile d’offrir son cœur et sa main à qui de droit. Cette réponse du châtain clair excita le courroux de la jeune baronne ; mais comme elle le préférait… peut-être aux deux autres, elle essaya de le faire changer d’avis : « Promettez du moins, dit-elle, je n’exigerai pas l’épreuve… » Mais en homme consciencieux il ne voulut rien promettre…

VERA.

Vous n’êtes pas en train aujourd’hui, monsieur Gorski !

MADEMOISELLE BIENAIMÉ.

Non, il n’est pas en veine, c’est vrai. Mauvais, mauvais !

STANITZINE.

Un autre conte, un autre !

GORSKI, avec quelque dépit..

Je ne suis pas en verve aujourd’hui,… on ne l’est pas toujours… (à Vera)j Vous-même, par exemple, vous n’êtes pas aujourd’hui ce que vous étiez hier !

VERA.

Que voulez-vous dire ? (Elle se lève, les autres en font autant.)

GORSKI, s’adressant à Stanitzine.

Vous ne pouvez vous imaginer quelle charmante soirée nous avons passée hier… C’est dommage que vous n’y fussiez pas, Vladimir Petrovitch… Voilà Mlle Bienaimé qui peut me servir de témoin… Nous avons passé, Vera Nicolaevna et moi, plus d’une heure sur l’étang… Vera Nicolaevna était tellement enchantée de la soirée, elle en jouissait si complètement… On aurait dit qu’elle allait s’envoler dans les cieux… Ses yeux se remplissaient de larmes… Je n’oublierai jamais cette soirée, Vladimir Petrovitch !

STANITZINE, avec découragement.

Je vous crois.

VERA.

Gorski ne dit pas tout, messieurs. Il oublie d’ajouter qu’il m’a récité des vers, et quels vers ! doux et mélancoliques, débités d’une voix si étrange,… d’une voix de malade et avec de tels soupirs !… Vous m’avez d’autant plus