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calmé, un clerc de l’assemblée, célèbre déjà par son esprit, osa adresser au roi cette raillerie : « Seigneur roi, savez-vous les dangers qu’on à le plus à redouter quand on navigue en pleine mer ? — : Ceux-là le savent ; repartit Henri, qui ont l’habitude de ces voyages. — Eh bien ! je vais vous le dire, reprit le clerc, ce sont les pierres et les roches. Et il voulait désigner par là Pierre Desroches, l’évêque de Winchester[1]. »

Ce plaisant audacieux n’était autre que Roger Bacon ; il avait alors dix-neuf ans. Sa première éducation terminée à Oxford, il vint la compléter à Paris. C’était l’usage universel du temps. L’Université de Paris attirait l’Anglais Roger Bacon comme elle attira l’Allemand Albert, l’Italien saint Thomas, le Belge Henri de Gand. Les détails manquent sur ce premier séjour de Roger Bacon à Paris ; mais il est certain qu’il s’y livra à de profondes études, y reçut le grade de docteur, et commença de s’y faire une grande réputation.

Est-ce pendant son premier séjour à Paris ou seulement à son retour à Oxford que Roger Bacon entra dans l’ordre de Saint-François ? On l’ignore. Qu’un tel homme se soit fait moine et moine franciscain, c’est ce que peut à peine comprendre un illustre érudit dont les hommes de ma génération ont pu saluer la noble et vénérable vieillesse, et qui savait par expérience ce que les vocations prématurées laissent de chaînes et de regrets. « Que faisait parmi des franciscains, s’écrie Daunou avec un accent qui semble dénoter un secret et amer retour sur lui-même, que faisait parmi ces moines un homme de génie impatient d’acquérir des lumières et de les répandre[2] ? » Les réflexions qu’ajoute l’ancien oratorien ne sont pas moins curieuses : « Roger Bacon, s’il voulait embrasser l’état monastique, eût bien mieux fait de se vouer aux frères prêcheurs, inquisiteurs, il est vrai, et persécuteurs hors de leurs couvens, mais jaloux d’attirer et de conserver dans leur ordre tous les hommes qui se distinguaient par des productions scientifiques ou littéraires, religieuses ou philosophiques. Ils en ont possédé, encouragé, honoré un très grand nombre, en dirigeant contre ceux qui ne leur appartenaient pas le zèle intolérant de leur institut. Les franciscains au contraire, toujours gouvernés, si l’on excepte saint Bonaventure, par des généraux d’un mince talent et d’un médiocre savoir, ne se sentaient qu’humiliés de la présence et de la gloire des hommes de mérite qui s’étaient égarés parmi eux. Roger Bacon a ressenti plus qu’aucun autre les effets de cette envieuse malveillance, et il faut convenir que nul ne

  1. Chronique de Matthieu Paris, p. 205.
  2. Voyez, dans l’Histoire littéraire de la France, t. XX, p. 230, la notice de M. Daunou, interrompue par sa mort ; un digne héritier de son érudition, M. J.-Y. Le Clerc, l’a complétée par de savantes recherches bibliographiques.