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de fois on m’a rebuté et leurré de vaines espérances ! Que de hontes et d’angoisses j’ai dévorées en dedans de moi ! » Désespéré, il. s’adresse enfin à des amis presque aussi pauvres que lui, les décide à vendre une partie de leur modeste avoir et à engager le reste à des conditions usuraires. Et grâce à tant d’efforts et d’humiliations, à quoi parvient-il ? À réunir une somme de 60 livres !

Et pendant ce temps, comme le remarque fort bien le dernier et savant historien de Roger Bacon[1], pendant que le pauvre franciscain s’épuisait en efforts de tout genre au fond de sa cellule de la porte Saint-Michel, ses rivaux de gloire et de génie vivaient dans la faveur des papes et des rois. Saint Thomas dînait à la table de saint Louis, et Albert le Grand donnait à l’empereur cette fastueuse hospitalité que la légende a encore rehaussée de ses fantastiques couleurs.

À ces entraves indirectes se joignaient de mauvais traitemens personnels. On voulait à tout prix le faire renoncer à son travail ; Bacon refusait d’obéir, appuyé sur la lettre du saint-père. Dans cette lutte, la violence fut poussée jusqu’aux dernières extrémités ; elles furent si graves qu’il n’ose en faire le récit dans un ouvrage qui doit passer par la main des copistes. « Je vous donnerai peut-être, dit-il au pape, des détails certains sur les mauvais traitemens que j’ai subis, mais je les écrirai de ma main à cause de l’importance du secret[2]. »

Ce fut au milieu de ces tracasseries, de ces obstacles et de ces violences que Roger Bacon parvint à écrire l’Opus majus, qu’il fit porter au pape par un jeune homme nommé Jean, son disciple bien-aimé. Le pape se décida enfin à intervenir. Par ses ordres, Roger Bacon fut rendu à la liberté ; il put revoir le pays natal, sa chère ville d’Oxford, et reprendre, avec son ami Thomas Bungey, l’exécution de ses vastes projets scientifiques. Malheureusement cette période de faveur et de liberté fut bien courte. Un an à peine s’était écoulé que Clément IV mourut et qu’on lui donna pour successeur un pape qui devait la tiare à l’influence du général des franciscains. Désormais privé de tout appui, Roger Bacon retomba sous le poids des préventions et des haines qu’il avait un instant conjurées.

La persécution ne l’avait pas changé. Il continuait de parler et d’écrire, et à ses objections contre les philosophes en renom et les théologiens autorisés il joignait les attaques les plus hardies contre les légistes et les princes, contre les prélats et les ordres mendians, osant même dénoncer l’ignorance et les mœurs dissolues du clergé et la corruption de la cour romaine. L’orage accumulé sur sa tête

  1. M. Emile Charles, p. 25 et suiv.
  2. Opus tertium, cap. 2.