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qui fait pénétrer le génie de l’homme dans les mystères de la nature. Bacon de Verulam n’a rien découvert de vraiment capital. Admirable quand il décrit la vraie méthode, quand il en célèbre les avantages et en prophétise les conquêtes, on dirait qu’il perd ses ailes dès qu’il veut entrer dans la sphère des applications. Il ne cesse pas d’être ingénieux et brillant ; mais inventif avec grandeur, mais véritablement fécond, il ne l’est pas.

Roger Bacon a plus de fécondité dans le génie. Ce n’est pas seulement un promoteur, c’est un inventeur. S’il n’a pas connu et décrit la méthode d’observation et d’induction avec cette netteté, cette suite, cette puissance qu’on ne peut assez admirer dans le dernier Bacon, on peut dire qu’il l’a maniée avec plus d’assiduité et de bonheur. Le génie du chancelier regarde la nature de haut ; celui du franciscain vit avec elle dans un commerce intime et familier. Aussi lui a-t-elle confié quelques-uns de ses secrets. Transportez Roger Bacon au XVIe siècle : il eût été Kepler ou Galilée. Ajoutez enfin que Roger Bacon, sans avoir une grande originalité en métaphysique, est plus métaphysicien que Bacon de Verulam, qui ne l’est pas du tout. Il n’a pas inventé sans doute un système nouveau sur l’origine et la nature des choses ; mais il a pris part aux grandes controverses métaphysiques de son temps, et là encore il a laissé des traces que l’histoire de l’esprit humain doit recueillir.


Ce qu’il y a peut-être de plus extraordinaire dans Roger Bacon, c’est le sentiment net et profond qu’il a eu des vices de la philosophie de son temps. Songez que nous sommes au XIIIe siècle. C’est l’âge d’or de la scolastique ; c’est l’époque héroïque des grands docteurs, d’Alexandre de Hales, le docteur irréfragable, de saint Thomas d’Aquin, le docteur angélique, amenant à leur suite Duns Scot, le docteur subtil, Henri de Gand, le docteur solennel. On n’en est plus à l’Aristote de Boèce et aux combats un peu mesquins de la dialectique étroite du XIe siècle. L’horizon s’est élargi ; tous les problèmes essentiels de la philosophie et de la théologie ont été soulevés ; on vénère toujours Aristote, mais c’est l’Aristote des Arabes, non plus seulement le logicien de l’Organon, mais l’auteur du traité de l’Ame, de la Physique', de la Métaphysique et de l’Histoire des Animaux, Aristote psychologue, naturaliste, théologien. Voici saint Thomas, le maître des maîtres, qui, Aristote d’une main, la Bible de l’autre, se dispose à résumer tous les travaux de son siècle dans une encyclopédie gigantesque et à écrire pour l’instruction des âges futurs cette immortelle somme où tous les problèmes de la science et de la foi sont décomposés dans leurs élémens, régulièrement discutés, magistralement résolus, où la sagesse profane représentée par