Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/382

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lesquelles l’observation languit et n’est capable d’aucune certitude[1]. » Bacon s’était lui-même engagé si avant dans cette voie neuve et hardie, que dans un traité de multiplicatione specierum, qui lui avait coûté, dit-il, dix ans de travail, il avait essayé l’œuvre réservée à Descartes et à Newton, la réduction de toutes les actions réciproques des corps à des lois mathématiques.

Armée de l’expérience et du calcul, la science pourra s’élever au-dessus des faits, car les faits en eux-mêmes ne sont pas l’objet de la science. Les faits peuvent avoir leur utilité, mais la science vise plus haut que l’utile : elle aspire au vrai. Elle ne se contente pas de faits, elle veut saisir des lois, des causes, canones, universales réguloe. « Si Aristote prétend, au deuxième livre de la Métaphysique, que la connaissance des raisons et des causes surpasse l’expérience, il parle d’une expérience inférieure. Celle que j’ai en vue s’étend jusqu’à la cause, et la découvre à l’aide de l’observation. Alors seulement l’esprit est satisfait ; toute incertitude a disparu, et le philosophe se repose dans l’intuition de la vérité[2]. »

Les lois de la nature découvertes, la spéculation a terminé son ouvrage ; c’est à la pratique de commencer le sien. Ici, nous l’avouerons, l’ardente imagination de Roger Bacon l’emporte au-delà du raisonnable et du possible. Comme il ne connaît pas de limites à la science de l’homme, il n’en met pas à son pouvoir. Aucune force dans la nature n’est si cachée que l’esprit de l’homme ne puisse l’atteindre, et sa volonté la maîtriser. L’univers connu, c’est l’univers conquis. « On fabriquera des instrumens pour naviguer sans le secours des rameurs et faire voguer les plus grands vaisseaux, avec un seul homme pour les conduire, plus vite que s’ils étaient pleins de matelots ; des voitures qui rouleront avec une vitesse inimaginable sans aucun attelage ; des instrumens pour voler, au milieu desquels l’homme assis fera mouvoir quelque ressort qui mettra en branle des ailes artificielles battant l’air comme celles des oiseaux ; un petit instrument de la longueur de trois doigts et d’une hauteur égale pouvant servir à élever ou abaisser sans fatigue des poids incroyables. On pourra, avec son aide, s’enlever avec ses amis du fond d’un cachot au plus haut des airs, et descendre à terre à son gré. Un autre instrument servira pour traîner tout objet résistant sur un terrain uni, et permettre à un seul homme d’entraîner mille personnes contre leur volonté ; il y aura un appareil pour marcher au fond de la mer et des fleuves sans aucun danger, des instrumens pour nager et rester sous l’eau, des ponts sur les rivières sans piles

  1. Opus majus, édition de Jebb, p. 199.
  2. De Cœlestibus,cap. I, manuscrit de la Mazarine.