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exaltée. Comme lui encore, et je retrouve cette faiblesse dans quelques contemporains, disciples un peu attardés de l’ingénieuse et chimérique renaissance, il introduit les mathématiques dans les choses religieuses et morales, expliquant la trinité par la géométrie et voyant entre l’effusion de la grâce et celle des rayons lumineux les plus belles analogies. Ce qui rachète ces écarts, c’est une sincérité, une candeur, une naïveté parfaites. La source où Roger Bacon puise son ardeur, ce n’est pas le fol orgueil d’étonner le vulgaire, ou la convoitise des biens matériels ; non, c’est la noble ambition de comprendre et de coordonner toutes les parties de l’immense vérité, et de rendre la vérité elle-même secourable et bienfaisante au genre humain.


IV

Promoteur de la vraie méthode, inventeur dans les sciences, Roger Bacon est-il aussi un métaphysicien original ? C’est ce que nous laisserait croire volontiers M. Emile Charles, qui a le mérite d’avoir étudié le premier sur l’ensemble des manuscrits cette face du génie de Bacon signalée par M. Cousin, mais encore mal connue et quelque peu incertaine. Nous n’avons nulle peine à comprendre chez M. Charles quelque excès de complaisance et de faveur ; mais nous lui demandons la permission de ne nous y associer que dans une certaine mesure. Roger Bacon, je le reconnais, n’est pas un pur savant, personne ne ressemble moins que lui à ce qu’on appelle aujourd’hui un homme spécial ; les grandes controverses métaphysiques de son temps l’ont occupé, cela est notable, cela est intéressant, cela complète la figure du personnage. Il importe par conséquent à l’histoire de la philosophie de rechercher ses opinions sur la matière et la forme, sur le principe de l’individuation, sur les espèces sensibles et les espèces intelligibles, et c’est ce que fait M. Charles avec une grande abondance d’informations, un choix curieux de textes courageusement recueillis. Mais Roger Bacon est-il un métaphysicien vraiment original, égal ou supérieur à ses contemporains Albert le Grand et saint Thomas d’Aquin ? M. Charles ose l’affirmer, sauf quelquefois à s’en dédire. Je le crois plus près de la vérité quand il s’en dédit.

Le docte interprète de Roger Bacon pose fort bien le problème métaphysique de la substance : il le pose dans les termes mêmes où le XIIIe siècle le posa, c’est-à-dire en partant de la distinction de la matière et de la forme ; mais à peine M. Charles a-t-il indiqué un peu superficiellement cette distinction célèbre établie par Aristote, qu’il se hâte de déclarer qu’elle n’a pour lui qu’une valeur logique. À son