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avis, dans la réalité des choses, l’idée de la substance est une idée simple. Voilà qui aurait mérité d’être éclairci et prouvé. Après avoir posé la question de la matière et de la forme, M. Charles pense que la solution qu’en a donnée Bacon est certainement la plus originale du siècle ; puis, tout en maintenant ce grand éloge, il l’explique en disant que le principal mérite des idées de Bacon sur la substance, c’est d’être le plus négatives possible, car, ajoute le savant auteur, la meilleure théorie de la matière et de la forme, c’est celle de Descartes, qui supprime le problème. Descartes a-t-il en effet supprimé le problème, et le plus grand philosophe du monde peut-il supprimer un problème qui a sa racine dans la nature des choses et dans la constitution de l’esprit humain ? Ce n’est pas à la légère que le génie profondément pénétrant d’Aristote avait imposé à qui veut pénétrer la nature intime d’un être quelconque ces deux questions : quelle est la substance de cet être, c’est-à-dire le fond, la base, le sujet de ses attributs et de ses modes ? et puis quelle est l’essence de cet être, c’est-à-dire son attribut distinctif, caractéristique ? La substance, c’est ce qu’Aristote appelle la matière ; l’essence, c’est ce qu’il nomme la forme. Il est clair que le problème est parfaitement sérieux et absolument inévitable à moins de supprimer la métaphysique, moyen de simplification très à la mode aujourd’hui, mais qui n’était pas à l’usage de Descartes.

Même quand il ne s’agit que d’expliquer le monde corporel, Descartes trouve devant lui le problème de la matière et de la forme, et il le résout en imaginant une étendue indéfinie, mobile, figurable et divisible, matière première qui devient toute espèce de corps en recevant une figure et un mouvement déterminés. Ainsi Descartes a eu beau faire, il n’a pu supprimer le problème, et s’il l’avait en effet écarté entièrement, il n’eût pas été un grand métaphysicien. Comment donc Roger Bacon peut-il avoir droit à être proclamé l’auteur de la doctrine la plus originale sur la substance qui ait paru au XIIIe siècle, s’il s’est borné à écarter un problème inévitable ? Il faudrait, pour justifier cet éloge, que vous démontrassiez, soit à l’aide de Bacon, soit par de nouveaux raisonnemens, que le problème de la matière et de la forme n’existe réellement pas.

Et j’en dirai autant d’un autre problème étroitement lié à celui-là, et fort agité au moyen âge, le problème de l’individuation ou de l’individualité. Ces deux questions ont l’air d’être nouvelles au temps de saint Thomas et de Duns Scot. Ce sont les mots qui trompent. L’esprit humain est ingénieux : quand on dédaigne un problème métaphysique sous une certaine forme pédantesque et vieillie, il feint de quitter la partie et de faire acte de modestie ; puis il invente subtilement des formules nouvelles sous lesquelles se cache le problème