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Et pour ne pas insister sur mille autres difficultés, le moyen, je le demande à Roger Bacon et à son habile interprète, le moyen de comprendre l’immutabilité de Dieu, si Dieu même a une matière en tant qu’il est substance ? Je ne vois donc pas que Roger Bacon mérite le brevet d’originalité métaphysique qu’on veut lui donner. Roger Bacon se trompe en voulant supprimer un problème qui est inhérent à la métaphysique ; puis, au lieu de le supprimer, il adopte une solution particulière, sujette à mille objections.

Il y a un passage notable de Roger Bacon sur l’universel qui me paraît être en pleine contradiction avec la théorie que son historien lui attribue sur la matière et la forme : « Il y a des sophistes, dit Roger[1], qui veulent montrer que l’universel n’est rien, ni dans l’âme, ni dans les choses, et s’appuient sur des visions comme celle-ci : que tout ce qu’il y a dans le singulier est singulier. Suivant eux, l’universel n’est rien dans les choses, et le seul rapport entre les objets individuels consiste dans l’analogie, et non dans la participation à une nature commune ; entre un homme et un autre homme, il n’y a d’autre rapport qu’une analogie… »

Voilà bien là la doctrine de l’universel, telle qu’elle résulterait des principes de Roger Bacon sur la matière et la forme ; cette doctrine est bien connue : c’est le nominalisme. Après lui avoir donné des gages, Roger la combat et distingue dans l’individu deux sortes de caractères, les uns absolus et individuels, les autres relatifs, résultant des rapports de cet individu avec tous ceux qui lui sont unis par une nature commune, par exemple l’humanité. Mais s’il en est ainsi, si Socrate et Platon, outre leur nature individuelle, participent à une nature commune, il n’est plus vrai que tout être ait sa matière propre et sa forme propre. Il faut que soit la matière, soit la forme aient un caractère général, et alors qu’il y ait entre la matière et la forme autre chose qu’une différence purement logique et artificielle. Je m’étonne qu’un esprit aussi pénétrant que M. Charles n’ait pas vu cette contradiction.

Il félicite Roger Bacon d’avoir écarté le problème de l’individuation et d’avoir presque dit, comme plus tard Okkam : Et ideo non est quœrenda causa individuationis. C’est facile à dire, et au surplus je conçois Okkam se moquant des hœccéités de Duns Scott, le magister abstractionum, et des universaux du réalisme. Il n’admet, lui, que des individus ou plutôt que des phénomènes, doctrine très simple, j’en conviens, très commode surtout, et que des hommes d’esprit, fils déguisés de Condillac, nous donnent aujourd’hui pour

  1. Extrait du de Communibus naturalium, troisième partie de l’Opus tertium, d’après le manuscrit de la Mazarine.