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ait à se proposer ? Quant aux causes premières, la théologie seule les connaît et les enseigne. Reste la région des causes secondes, la région de l’homme et de l’univers. Or, pour connaître l’univers et l’homme, faut-il spéculer d’une manière abstraite sur la cause matérielle et sur la cause formelle, inventer des espèces intentionnelles, des hœccéités, des entités, monde fantastique où l’esprit s’agite stérilement et se consume en vains combats ? ou bien encore faut-il tourmenter les écrits d’un ancien, qu’on érige en oracle, sans savoir le lire ni le comprendre, pour aboutir, sous prétexte de conciliation, à corrompre la foi par Aristote et Aristote par la foi ? Non, il y a quelque chose de mieux à faire : c’est de laisser là les disputes de l’école et les livres d’Aristote, et de contempler l’univers. Le grand livre de la nature est là ; Dieu l’a mis sous nos yeux pour nous engager à le lire sans cesse et à y chercher les plans de sa sagesse et les secrets de sa toute-puissance. Voilà l’objet de la véritable philosophie.

C’est ainsi que je me représente l’œuvre de Roger Bacon. Je ne vois point un lui un panthéiste enivré de l’infinité des mondes comme Bruno ; j’y trouve moins encore un de ces observateurs à tête dure et étroite, qui ne veulent rien voir au-delà des phénomènes. C’est un esprit vaste et hardi, capable d’embrasser tout l’horizon de l’esprit humain, mais qui a été violemment rebuté par les vices de la métaphysique de l’école, et qui a eu le pressentiment des sciences de la nature à ce degré où le pressentiment est du génie. En dépit de quelques défaillances, la gloire de Roger Bacon est donc en sûreté. Loin d’avoir reçu quelque diminution des nouvelles recherches de l’érudition française, cette imposante figure en a été à la fois éclaircie et agrandie. Roger Bacon reste, parmi les esprits éminens du moyen âge, le plus extraordinaire. Docteur vraiment merveilleux par l’étendue et la variété de ses connaissances en tout genre comme par la fière indépendance et l’héroïque énergie de son caractère, il a eu en partage, avec le don des vues générales, un autre privilège supérieur, cet esprit d’invention et de découverte qui n’appartient qu’aux meilleurs parmi les plus grands. Certes il est beau d’être un saint Thomas d’Aquin, je veux dire d’exprimer un grand siècle, de lui donner une voix majestueuse et longtemps écoutée ; mais il y a un privilège peut-être plus beau encore, et à coup sûr plus périlleux : c’est de contredire les préjugés de son temps au prix de sa liberté et de son repos, et de se faire, par un miracle d’intelligence, le contemporain des hommes de génie à venir.


EMILE SAISSET.