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puissance pareille n’avait nul besoin, à ses yeux, de se faire valoir, et elle risquait toujours, par une tracassière arrogance, d’affaiblir sa considération sans augmenter son influence.

Lorsque la grande pacification fut accomplie, lord Aberdeen, qui en avait signé à Paris les premiers actes, reprit pour longtemps les habitudes de la vie privée. Tant de succès avaient rendu tout-puissant le parti dont il avait la confiance entière ; treize années pourtant s’écoulent sans qu’il paraisse avoir recherché aucune fonction publique. Enfin en 1828 nous le voyons accepter, dans le ministère du duc de Wellington, d’abord les fonctions de chancelier du duché de Lancastre, puis celles de ministre des affaires étrangères. En cette qualité, il prêta son concours à l’émancipation des catholiques, le refusa à la réforme parlementaire, telle que la proposait le parti whig, et reconnut sans hésiter le roi Louis-Philippe. Dès lors aussi il prit une part plus considérable et plus suivie aux débats de la chambre des pairs. Il quitta le pouvoir à la fin de 1830, avec le duc de Wellington, pour y rentrer avec lui, en 1834, comme secrétaire d’état des colonies. Désormais il avait pris place parmi les plus hautes influences de son pays.

Je vis pour la première fois Aberdeen vers la fin de 1837. Je venais d’arriver à Londres comme secrétaire d’ambassade et je traversais en curieux une des principales rues de la ville, quand je fus frappé de l’attention générale qu’attiraient deux personnages qui se dirigeaient lentement du côté de la chambre des lords. En les considérant de plus près, je ne tardais point à reconnaître les traits fortement prononcés et souvent reproduits du duc de Wellington ; mais quel était l’ami auquel il donnait le bras qui semblait fournir le plus à leur grave entretien ? Je demandai à un passant de m’éclairer : « Le comte d’Aberdeen, » me répondit-il avec le laconisme national. Longtemps je les suivis des yeux avec la curiosité qu’éprouve la jeunesse devant tout ce qui est éminent ou célèbre. L’impression profonde que produisait sur ses compatriotes le duc de Wellington était d’ailleurs un spectacle assez singulier. Dans cette population si affairée, si peu démonstrative, chacun le saluait, chacun s’arrêtait pour le contempler, souvent même on se félicitait tout haut de le retrouver en si belle et si vigoureuse santé. Jalouse avant tout de ses libertés progressives, la nation anglaise n’avait jamais vu au pouvoir suprême son grand et inflexible capitaine sans une certaine méfiance, qui plus d’une fois s’était traduite en bruyantes et honteuses manifestations de l’ingratitude populaire ; mais du moment que lord Wellington cessa d’aspirer au rôle de ministre dirigeant, les aigreurs et les préventions de l’esprit de parti se confondirent dans un hommage universel et permanent de reconnaissance