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famille et à l’écossaise, c’est-à-dire assez solidement. Le repas terminé, lord Aberdeen m’emmenait dans son cabinet ; les courriers de l’ambassade comme ceux du foreign office nous arrivaient sans cesse. Nous nous communiquions tout, autant que les intérêts du service le permettaient ; nous causions de tout à cœur ouvert, nous réglions ce qui était argent ; puis, connaissant ma passion pour la chasse, il me faisait réclamer par ses fils, par ses gardes, pour arpenter les bois, les plaines, les marais de sa vaste propriété. Quel rêve pour un chasseur, et quel rêve accompli ! Non pas que mon adresse fût en rapport avec mon ardeur, et plus d’une plaisanterie m’attendait à mon retour, car le maître se faisait informer de tout. L’expédition des courriers remplissait la fin de l’après-midi, et l’on ne se réunissait plus que pour le dîner et pour une longue soirée passée en commun. La table était excellente, les vins très recherchés, car lord Aberdeen tenait à recevoir somptueusement ses amis, et en matière de bonne chère, comme en toutes choses, son goût était fin et délicat.

Le soir, tantôt dans un coin des salons, tantôt en parcourant les jardins, les terrasses, les bois, lord Aberdeen me parlait de l’Europe, des ministres et des souverains qui la gouvernaient. D’un mot, souvent d’un sourire, lord Aberdeen caractérisait chacun de ceux qu’il avait entrevus ou connus. C’était lord Nelson, « le niais inspiré (the inspired fool), » « ce pauvre Canning (poor Canning), » dont il avait vu de trop près les faiblesses, M. Pitt, son tuteur, à la lente agonie duquel il avait assisté, le duc de Wellington, son intime ami, lord Liverpool, lord Bathurst, lord Castlereagh, dont les portraits ou les souvenirs nous entouraient de toutes parts. Qui n’avait-il point pratiqué ou approché, jusqu’au premier consul lui-même, auquel il avait été présenté lors de la paix d’Amiens ? Je lui demandai l’impression qu’avait produite sur sa jeunesse cette imposante figure historique. Lord Aberdeen convint que la profondeur de son premier regard et le charme du sourire qui le suivit l’avaient beaucoup frappé d’abord ; mais évidemment le grand conquérant était resté à ses yeux un personnage malfaisant autant que sublime. Il avait vu trop longtemps et de trop près les ravages de la guerre pour s’engouer des hommes qui en faisaient leur jeu. Équitable pourtant aussi bien que sévère dans ses jugemens, il était aussi cosmopolite par l’esprit que profondément national par le cœur. Cependant son hommage instinctif était pour les grandes vertus plus que pour les grands talens. Je lui parlais un jour de la physionomie, si frappante selon moi, du prince de Talleyrand. « Sa physionomie vous a plu ? me répondit-il en souriant ; pour moi, je n’ai jamais pu y voir que l’empreinte de toutes les mauvaises passions de notre nature… » Il parlait plus volontiers de l’inflexible intégrité