Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/452

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au château d’Eu, l’empereur Nicolas se rendit à Londres. On répéta que le puissant autocrate avait cherché et trouvé l’occasion de dire à sa jeune alliée qu’il avait toujours six cent mille hommes à son service. Sans faire grand sacrifice pour se les concilier, lord Aberdeen n’estimait pas que de tels auxiliaires fussent précisément à dédaigner. Il savait d’ailleurs qu’en les repoussant, en les offensant, il risquait toujours de les précipiter dans un autre camp, et de faire naître une situation européenne dont le dernier contribuable en Angleterre aurait bientôt à faire les frais.

De même on a beaucoup plaisanté sur ses faiblesses pour l’Autriche. Ici encore sa politique, sage ou erronée, était pratiquée et proclamée sans le moindre mystère : aucune prédilection extrême pour le prince de Metternich, dont il signalait les terreurs incessantes avec la plus fine raillerie ; aucun appui prêté ou promis au système de gouvernement suivi par la cour de Vienne, et qu’il désapprouvait. Il savait toutefois ce que pesait l’Autriche dans le délicat ajustement de l’équilibre européen, et il en tenait grand compte dans chaque question spéciale. Aussi me disait-il parfois : « Souvenez-vous, quelle que soit d’ailleurs l’intimité de notre union, qu’en Italie je ne suis pas Français, je suis Autrichien. » Je combattais de mon mieux cette tendance ; mais, je dois le dire, en mon âme et conscience elle ne m’étonnait point, et les raisons dont le secrétaire d’état l’appuyait, sans être admissibles pour nous, me semblaient, à son point de vue, justes et péremptoires. Il avait vu dès sa jeunesse une des nombreuses émancipations de l’Italie, entreprise d’abord par la France au nom des principes humanitaires, dégénérer bientôt en une simple extension de territoire et d’influence, pour devenir en définitive une des causes déterminantes de la longue lutte entre nos deux pays. Le triomphe de l’Angleterre avait ramené la domination autrichienne, et les mêmes considérations en demandaient encore le maintien. Quelque fût le zèle de tout gouvernement français pour les plus nobles théories, lord Aberdeen estimait qu’aucun ne pourrait porter les armes et les trésors de la France dans les plaines de la Lombardie pour un intérêt qui ne fût pas le sien. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il serait conduit ou condamné à présenter au pays, comme compensation de la victoire elle-même, non point des voisins plus ou moins unis, plus ou moins libérés, mais de belles et bonnes provinces acquises, et la perspective peut-être d’un système européen tout nouveau. Que dirait, que ferait alors l’Angleterre, dupe et victime peut-être de tel entraînement irréfléchi ? Et quelques embarras suscités au pape constitueraient-ils un dédommagement suffisant pour les sacrifices et les périls du lendemain ?

Plus je réfléchissais sur cette situation de l’Angleterre à l’égard