Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/510

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est un singe, le singe Polémon, que quelques personnes ont déjà surnommé le singe compromettant. Je n’exagère rien : vous pourrez en juger vous-même par la consciencieuse analyse de ce roman, qui n’est pas difficile à raconter, car il serait vide de tout intérêt, si Polémon ne le remplissait pas de ses cris et ne le traversait pas de ses gambades. Polémon habite rue de l’Ouest dans une espèce de volière qu’un jeune poète néo-romantique de l’an 1860, Anselme Schanfara, — un nom malheureux qui semble formé du mélange d’un nom auvergnat et d’un nom persan, — s’est fait construire sans doute d’après les indications contenues dans une nouvelle de M. Gautier appelée Fortunio. Schanfara et Polémon vivent en bonne intelligence dans cette volière, en compagnie de quelques perruches et d’un caniche blanc. De ces deux compagnons si bien assortis, le personnage supérieur est Polémon. Schanfara a beau se nourrir de confitures de gingembre, viser à l’excentricité et traiter lord Byron de bourgeois ; il n’égalera jamais son singe en originalité, en passion véhémente, en intelligence des choses pratiques de la vie ; voyez plutôt. Un jour, la solitude de cette volière est troublée par une visite inattendue ; une jeune femme merveilleusement belle, et qui refuse de dire son nom, vient déclarer son amour à Schanfara, lequel reste interdit devant cette apparition, et ne trouve presque rien à dire. Polémon, irrité sans doute de la timidité de son compagnon et le jugeant in petto un peu niais, prend le parti de brusquer les choses et exécute une manœuvre dont vous vous rendrez compte, si vous lisez le roman. Encouragé par la hardiesse de Polémon, Schanfara se trouve enfin au comble de ses vœux, et rien n’égale alors la pantomime turbulente et le désespoir du singe, qui dépassent de beaucoup comme expression passionnée tout ce que sait imaginer le cerveau de l’heureux poète. — Cet atroce animal est horriblement jaloux, fait observer délicatement Schanfara. — Cependant un beau jour l’inconnue disparaît, sans doute pour punir Schanfara de l’avoir suivie indiscrètement malgré ses recommandations expresses. Désespoir du poète, qui serait vraiment fort en peine de découvrir la retraite de Sylvie, si l’intelligent et agile Polémon ne lui venait en aide. Il grimpe le long des murs, escalade les balcons, s’accroche aux jalousies et désigne par ses cris rauques, mais expressifs, la fenêtre de la bien-aimée. Tout finit par un mariage entre l’inconnue, qui, paraît-il, a bon caractère et oublie facilement les injures, et Schanfara, qui la mérite beaucoup moins que Polémon. Ce dernier assiste au mariage, et, sans en être prié, appose sa griffe au contrat. Il en a vraiment le droit, car il est le véritable héros de l’aventure.

Voilà tout le dernier roman de M. Feydeau. De pareils enfantillages sont excusables peut-être, plus excusables du moins que des livres comme Fanny par exemple ; mais je préviens charitablement M. Feydeau que souvent les puérilités nuisent plus à la réputation d’un auteur que de très gros péchés. Il vaut peut-être mieux pour sa gloire qu’il revienne aux douleurs des Daniel et des Roger, et qu’il laisse Schanfara exécuter seul ses promenades indiscrètes. Les auteurs de mélodrames font rarement concurrence aux auteurs de vaudevilles, et ils ont raison ; ils y compromettraient leur réputation de gravité, de tenue et de sérieux, sans y gagner en revanche une réputation de légèreté et de bonne humeur.


EMILE MONTEGUT.